(pommier)

À quelques lieues de là, après une marche lente tout près de sa petite maison, Tom se retourne vers les villageois, juste avant d’entrer chez lui. Il les salue de la main tout faiblement. Il a l’air désenchanté ; l’air d’un homme qui a perdu toute son énergie.

Il referme la porte et c’est avec peine qu’elle se rend jusqu’à la fin du cadre. Aucun bruit, en se fermant, comme si le cadre était isolé d’un tissu qui étouffe tous les sons. Autrement dit, Tom n’a fermé sa porte avec aucune force  ; c’est à se demander si elle ne s’est pas fermée toute seule.

— Il a l’air fatigué, notre Tom, dit son voisin d’en face en train de prendre l’une des cruches d’eau de son petit carrosse fait expressément pour transporter son eau de la source à chez lui.

— Je me demande ce qu’il trame ces jours-ci, notre Tom, ajouta un autre voisin en regardant le premier voisin placer la cruche sur son balcon avant que l’un de ses enfants ne la prenne pour l’amener à l’intérieur.

Le temps de reprendre une autre cruche d’eau, le voisin aperçoit un homme s’approcher de la maison de Tom.

— Mais, c’est le Gilbert ou je me trompe ?

C’est effectivement le maire du village qui monte les premières marches du balcon de la maison de Tom.

Le voisin confirme donc d’un hochement de la tête que c’est le maire, mais vu la distance entre lui et ce dernier, il ne lui dit rien. La politesse exige que l’on ne s’adresse au maire que lorsque l’on est à une distance d’un bras de celui-ci. Le voisin ose cependant un léger salut de la main en levant à peine le bras pour ne pas importuner le maire.

Le maire frappe à la porte de Tom.

On entend un chien japper.

— Tais-toi mon chien, c’est Monsieur le Maire. Tu lui dois respect, dit Tom en ouvrant la porte pour laisser entrer le maire.

— Entrez, Monsieur le Maire  ; à votre rythme.

Avant d’entrer, le maire jette un coup d’œil autour et voit bien que les voisins immédiats sont tous sortis sur leur balcon et observent cette visite de loin.

Le maire fait un geste de la main. Vus de l’extérieur, en observateurs, nous ne pouvons pas être certains de sa teneur. Est-ce pour saluer ces gens ou pour leur dire subtilement d’entrer chez eux  ; qu’il n’y a rien à voir ?

Une fois la porte fermée derrière le maire, les têtes des voisins reviennent à leur position naturelle permettant à ces derniers de vaquer à leurs obligations d’alors. Entrer les cruches d’eau pour l’un, couper les broussailles en face de leur petit nid pour les autres. Faut dire que c’est l’heure de la coupe des broussailles.

Nous nous transportons à l’intérieur de la maison de Tom puisque dehors, il n’y a plus grand-chose à y observer, sauf bien évidemment la coupe des broussailles. Mais l’intérêt se perd vite. Tout un chacun les coupe plutôt de la même manière  ; à quelques variantes près.

Tom offre une chaise au maire.

— Assoyez-vous Monsieur le Maire  ; à votre rythme.

Le maire, de son rondouillard fessier, s’exécute  ; il s’assoit.

— Vous savez que ma visite est exceptionnelle ? Depuis que j’exerce la mairie, ce sera la troisième fois que je rends visite, non officiellement, à des gens du peuple. Rien de notre rencontre ne sera colligé dans aucun livret que ce soit. Habituellement, Bernett, ma douce et belle et brillante épouse, transcrit tout ce que je dis lorsque je suis en réunion  ; lorsque je parle et que je ne suis pas seul dans la pièce. Exception, bien évidemment, des moments où je suis seul avec elle. Auquel cas, elle ne prend jamais de notes  ; enfin, c’est ce qu’il me semble avoir observé.

— Oui, mais, Monsieur le Maire, les voisins vous ont vu entrer chez moi. Vous ne pourrez pas...

— Je vous prie de ne pas m’interrompre. De plus, je n’apprécie pas vraiment votre remarque.

— Je vous demande pardon, Monsieur le Maire  ; j’ai été prompt et m’en excuse sincèrement. Ce n’est pas dans mes habitudes. Vous poursuivez  ; à votre rythme, sans que j’intervienne.

— C’est bien. Vous comprenez très vite Tom. Pour cela, je vous apprécie. Et votre grande attention et votre respect aux autres m’ont presque convaincu d’entrer chez vous à votre invitation.

— Presque ?

— Tom...

— Je vous demande encore pardon...

Le maire regarde autour de lui. En quelques secondes, il a vu tout ce que pouvait contenir la cuisine. Petite, mais bien entretenue. Il se sent tout à coup ému. Il est sur le point de verser quelques larmes  ; ses yeux baignent dans l’eau.

— Vous savez, ce type de décor me manque. J’aimais bien ma cuisine avant d’être maire. Il a fallu dès mon acceptation que je quitte ma petite maison, semblable à la vôtre, pour m’installer avec Bernett au local de la mairie. Bâtiment beaucoup trop grand pour Bernett et moi. Bien sûr, il y a Thérez, notre bonne, qui vient de temps en temps y faire l’entretien. Et pour ne pas qu’elle parte trop tard le soir, elle a sa petite chambre. Ce qui lui permet de retourner chez elle le lendemain matin. Bernett et moi, nous nous ennuyons de ne plus pousser la poussière sur les meubles, de ne plus frotter les planchers de bois. Bref, être maire a des avantages, mais l’on partage aussi de sérieux inconvénients.

Bon, il est temps que l’on passe à la raison de ma visite.

— A-t-on le décorum ? dit Tom avec un grand sourire espiègle.

— Généreux et plein d’humour  ; je sais pourquoi je suis ici ! Je vous aime bien, Tom ; mais n’en dites rien à qui que ce soit.

— Je peux ne rien dire à personne, et cela sans aucun effort. Je suis la discrétion même. Et ce n’est pas mon chien qui ira répandre ce secret, ajoute Tom avec un plus grand sourire encore.

En entendant le mot chien, le chien de Tom, couché près du poêle à bois depuis un bout de temps, lève la tête et balance la queue et dévisage Tom.

— Il s’appelle comment ton chien ? demande le maire.

— Aucun nom ne lui a été attribué. C’est le chien, mon chien, chien-chien, il est beau le chien...

— Oui, bon, j’ai compris ! dit le maire.

— C’est pour ça qu’il réagit au mot chien.

— Oui, j’avais cru voir... ajoute le maire en poussant une grande respiration à la fin de sa phrase. Allez maintenant, vous avez une raison de m’avoir invité ici.

— À manger.

— Pardon ?

— Je vous ai invité à manger, Monsieur le Maire.

— Si tôt ? Mais encore ?

— Je voudrais vous raconter un événement vécu la semaine dernière qui nous a bouleversés.

— Nous ?

— Oui Monsieur le Maire, mon chien et moi.

— Votre chien a été bouleversé ?

— Tout à fait, Monsieur le Maire. Chien-chien (voilà que le chien relève à nouveau la tête, plutôt excité de se faire interpeller deux fois en si peu de temps) a vu et entendu de ses yeux et de ses oreilles de chien ce qu’aucun chien n’a pu voir ou entendre dans leur vie de chien.

Plus Tom dit le mot chien et plus le chien de Tom réagit. Il est, pourrions-nous dire, surexcité.

— Mais cessez de dire le mot chien ! lance le maire agacé par le comportement du chien de Tom.

— Je vais le calmer tout de suite ce ch... Il ne prononce pas le mot au complet.

Tom sort de sa poche droite quelques petites billes bleues qu’il lance au chien. Le chien les attrape toutes sans en échapper une seule.

— Impressionnant, dit le maire. Et ça fait du bien, rajoute-t-il quand le chien se retire avec les billes bleues plein la gueule vers le tapis près du poêle.

— Tom, le temps file. Je vous propose de manger et de me parler de votre événement au cours du repas. Comme cela, nous ne perdrons pas de temps. J’ai promis à Bernett d’entrer tôt. Elle déteste se retrouver seule avec la bonne et je la comprends.

— Approchez donc votre chaise de la table, Monsieur le Maire ; à votre rythme.

Le maire avance le corps et il est déjà prêt à passer à table...

Tom sort du four un grand chaudron. Il y a une pâte sur le dessus. Elle déborde de tous les bords et de tous les côtés. Une odeur fort agréable envahit les narines du maire. Tom et son chien, habitués à ce fumet, n’en font pas de cas.

— Mais que ce chaudron sent bon, Tom. Vous êtes cuisinier aussi ?

— Absolument pas, Monsieur le Maire. Je ne connais pas beaucoup de recettes et depuis des années, c’est Solang, ma voisine d’à côté qui prépare des plats que je bouffe avec plaisir. Je n’ai aucun sens des mets préparés. Crus un peu oui, mais pas cuits.

— C’est un mets de Solang, alors ?

— Non, Monsieur le Maire. C’est à partir d’ici que je dois tout vous raconter.

— Vous m’intriguez Tom, dit le maire en ne lâchant pas des yeux le chaudron qui est en train de se faire fouiller par Tom qui y plonge une grande cuillère.

Tom sert le maire.

— Goûtez d’abord Monsieur le Maire  ; à votre rythme.

Le maire s’exécute et sa hâte lui a presque coûté sa langue dont il a brûlé le bout.

— Attention, c’est chaud, Monsieur le Maire !

— Aaavais cru m’en aaapercevoir, dit le maire en tapotant le bout de sa langue avec son index.

— Prenez de l’eau, Monsieur le Maire  ; à votre rythme, dit Tom en intervenant rapidement présentant une tasse d’eau au maire.

Une fois la langue du maire calmée, celle de Tom se mit à table.

— Je vous défie, Monsieur le Maire, de me dire ce que vous mangez actuellement. Regardez, dit Tom en jouant avec sa cuillère dans le grand chaudron révélant les divers aliments qui composent cette recette.

Le maire est effectivement surpris de ne pas vraiment reconnaître ce qu’il voit dans le chaudron.

— Mais vous savez, des aliments cuits au four  ; ce n’est pas évident. Bernett saurait, j’en suis certain.

Tom commence alors son récit au maire qui écoute tout en mangeant avidement.

— La semaine dernière, on frappe à la porte. Je vais ouvrir. Curieusement, le chien (il le dit en chuchotant pour ne pas déranger la bête qui dort sous le poêle) ne réagit pas du tout. Aucun jappement, il reste même où il est, debout près du poêle.

Un homme d’environ mon âge se présente avec ce chaudron dans les mains (il pointe le chaudron sur la table). Il me demande s’il peut entrer et me parler. Je le laisse entrer. Lui offre de déposer sur la table le chaudron le temps qu’il s’installe sur une chaise pour qu’on se parle.

— Ça tombe bien, me dit-il en déposant le chaudron sur la table. C’était pour vous.

J’ai beau le regarder attentivement. Je n’ai jamais vu cet homme dans le village. Chien-chien le regarde, retourne à sa sieste.

— Je suis de la famille et je passais dans le coin, dit l’étranger.

— Pardon, mais ma famille est au village. Il n’y a personne ici qui est sorti du village depuis des générations.

— Je ne suis pas ici pour vous convaincre de quoi que ce soit. Juste vous laisser ce chaudron et repartir  ; reprendre mon chemin.

En se relevant de la chaise, il aperçoit le chien.

— Ben voyons, yé donc ben lette ce chien-là !

Je suis resté surpris de cette espèce de dialecte.

— Vous venez d’où au juste ?

— Je viens de très loin, espace et temps impossible à déterminer de façon précise. Après vous avoir dit ce qu’il y a dans ce chaudron, je vais repartir sans plus jamais revenir.

— Vous ne pouvez pas quitter le village, cria Tom un peu paniqué par ce qu’il voit et entend.

— Je quitterai ce village quand je le voudrai. J’ai ce pouvoir d’abord de devenir invisible, ensuite de partir  ; ni vu ni connu !

Il se place devant la porte.

— Je vous ai apporté une tourtière du Saguenay. Peu importe le nombre de convives, il en aura toujours assez. Le lendemain, il y en aura encore et encore, dit-il en se plaçant les bras le long du corps.

Tom le regarde.

— Voyez, je suis maintenant invisible.

— Non !

— Comment non !

— Je vous vois toujours  ; vous n’êtes pas invisible.

L’étranger s’avance vers la porte. Il ne l’ouvre pas. Continue son chemin. Se retrouve sur le balcon, puis disparaît à jamais.

Tom court vers le balcon. Il regarde partout. Aucune trace de cet étranger.

— Impressionnant, dit le maire.

— Depuis une semaine que je mange cette tourtière, il avait raison, elle est inépuisable.

— C’est bien beau tout ça, mais je dois aller rejoindre Bernett, dit le maire en se levant de table.

Tom se place devant le maire et lui déclare à quelques pouces du visage ; avec une assurance peu commune.

— Je vais, tantôt, aussitôt que vous serez parti, quitter le village. Je vais sortir de cette prison. J’ai vu dans les yeux de cet étranger une luminosité que je n’ai jamais vue. Aucun des habitants de ce village n’a ce regard du bonheur. Regardez-moi, je suis pâle  ; fatigué  ; aucune énergie. Si je reste, je vais disparaître de toute façon.

— Tom ! Reprenez-vous ! Cet étranger vous a bouleversé, j’en conviens, mais ce n’est pas une raison pour quitter le village. Et puis, il est probablement dans votre esprit cet étranger. Il n’est jamais venu.

Tom interrompt le maire.

— Et cette tourtière du Saguenay ?

— Votre voisine Solang l’a cuisinée, Tom.

— Non ! Non ! C’est cet étranger. Il est venu me dire de quitter ce village.

Tom part en courant, descend les marches du balcon laissant le maire derrière lui. Mais le maire Gilbert en a vu d’autres, et après un haussement d’épaules se dirige vers la sortie. Après tout, ce jeune homme lui semblait bien imprévisible. Une fois dehors, il aperçoit avec surprise que les Arcanis sont revenus. De si bon matin, voilà une drôle d’affaire. Sans déceler précisément la teneur de leurs propos, il comprend à leur attitude qu’ils sont une fois de plus en train de s’énerver sur ses concitoyens. Trottinant aussi vite que lui permet son embonpoint, il rejoint, mais arrive trop tard : les Arcanis sont déjà repartis, laissant ses amis pâles de terreur.

— Que s’est-il passé ? dit-il, le souffle court.

Personne ne lui répond. Ils sont effrayés, c’est évident. Mais qu’est-ce que les Arcanis ont bien pu leur raconter pour qu’ils en aient la langue coupée ?

Le maire entend un bruit dans les broussailles, derrière lui. Il se retourne, et voit le jeune Tom. Quelle surprise !

— Il ne faut pas perdre de temps. Venez, vite, dit le jeune homme.

— Certes, mon ami, mais où voulez-vous que nous venions ?

— Dehors, suivez-moi. Tous ! Vite, nous parlerons en chemin.

— Dehors ? Mais vous n’y pensez pas ! Nous n’avons pas le droit. L’extérieur est toxique, et dangereux ! Que ferons-nous une fois morts ?

— Faites-moi confiance, c’est d’une importance capitale. Venez !

Le maire jauge le jeune homme avant d’inspirer profondément. Pour une raison qu’il ignore, il a envie de lui faire confiance, à ce presque-inconnu. Il se retourne lentement vers ses amis, dont toute l’attention est focalisée sur lui. Il hoche la tête, avant d’emboîter le pas.

— Venez, mes amis, à l’aventure ! dit-il sans se retourner. Les règles ne sont-elles pas faites pour être contournées ?