(machine) Kheira avait réussi à se faufiler dans l’enceinte consacrée au Conseil au beau milieu de la nuit. Cela n’avait pas été si compliqué que ça, la porte n’était pas gardée et la Lune était presque pleine, lui apportant suffisamment de lumière pour se déplacer discrètement. C’était la première fois qu’elle mettait les pieds dans ce bâtiment. Fait de pierre avec un toit de chaume comme toutes les maisons du village, il était malgré tout plus imposant et majestueux. La jeune fille prit quelques minutes pour détailler les lieux. Une immense table ronde en bois trônait au milieu, entouré par des sièges qui avaient l’air très confortables. D’autres tables, plus petites, étaient poussées contre le mur de droite. Elles portaient nombre d’objets hétéroclites : des papiers en tout genre, des dossiers, des pendules voire même une gourde à moitié remplie d’eau. Mais Kheira n’était pas là pour rêvasser. Elle était persuadée que Robert, le maire, allait tenir une session extraordinaire avec son cercle de décisions concernant leur grave problème. En effet, la Machine qui leur permettait de survivre fonctionne mal depuis peu de temps. Les bruits sourds et réguliers qu’elle produisait d’habitude ne sont plus qu’un souvenir. Rapidement, l’air toxique de l’extérieur viendra prendre la vie de tous les habitants du village d’Arhane. Kheira voulait se battre pour sauver sa vie et, accessoirement, celle des autres habitants. Elle était persuadée de pouvoir apporter son aide pour réparer la Machine.

Maintenant qu’elle était dans la pièce obscure, elle chercha une cachette où elle pourrait voir, mais sans être vue. Heureusement, dans un coin de la salle se tenaient deux grands placards, qui contenaient diverses archives, sans doute liées aux prises de décisions du Conseil. Elle contourna la grande table du milieu sans se prendre les pieds dans une chaise pour rejoindre sa potentielle cachette. Une des deux armoires était pleine à craquer. Kheira referma les portes du meuble avec le plus de précautions possible en jurant dans sa barbe. Heureusement, la deuxième n’avait que quelques dossiers en désordre. À croire que celui qui assurait le secrétariat n’était pas très soigneux. Cela l’arrangeait bien. Elle se faufila dans le placard, s’assurant que la porte la dissimule des autres. Elle pourrait voir par la fente ainsi aménagée et tout entendre des discussions. C’était parfait ! Il ne restait plus qu’à attendre que les membres du Conseil apparaissent. En sachant qu’elle allait devoir patienter, ce qui n’était pas son fort, Kheira avait apporté une petite horloge dorée. Son mécanisme faisait un drôle de bruit depuis quelques jours. La jeune fille était bien décidée à la démonter pour régler le problème. Elle appuya sur le cristal qui pendait à son cou pour se faire un peu de lumière et remit en place une mèche de ses cheveux noirs. À l’abri dans son placard, elle ouvrit la petite pendule qu’elle avait trouvée dans une brocante quelques années plus tôt.

Kheira aimait tellement la mécanique que les heures avaient passé sans qu’elle s’en rende compte. Le soleil pointait timidement son nez, effaçant la lueur de son pendentif, mais elle ne l’avait même pas remarqué. Elle avait enfin trouvé le problème et essayait, grâce aux quelques petits outils apportés avec elle, de contourner le problème. C’était un cran qui avait bougé et qui frottait sur un autre. La jeune fille avait bien essayé de le limer, mais le rouage reprenait sa place initiale et continuait son bruit désagréable de frottement. Tandis qu’elle tentait de remettre le cran récalcitrant, une voix la fit sursauter. Elle rattrapa de justesse son petit tournevis et ravala son cri de frayeur. Concentrée sur sa tâche, elle n’avait pas remarqué que deux membres du Conseil étaient déjà arrivés et parlaient rapidement à voix basse entre eux. Kheira tendit l’oreille en mettant les pièces détachées de son horloge dans sa poche pour pouvoir la remonter plus tard.

— C’est une véritable catastrophe, disait une femme au nez aquilin et aux cheveux blonds, qui s’appelait Lastia. Je n’en ai pas dormi de la nuit. J’ai surveillé mon enfant pour être sûre qu’il ne meure pas étouffé dans son sommeil.

— Je comprends, j’ai moi-même un neveu qui m’inquiète beaucoup. Il toussait déjà avant que la Machine ne fonctionne plus au maximum de son potentiel. J’espère qu’il survivra à cette catastrophe, répondit un homme chauve du nom de Stanislas.

Ce dernier était celui qui décidait si telle ou telle personne du village pouvait entrer dans le cercle très fermé des réparateurs de la Machine. Kheira voulait l’impressionner depuis des années pour avoir enfin une chance de faire partie des élus. Un autre homme entra en se tenant la gorge, les yeux brillants. La jeune fille le reconnut : c’était Gance, le boulanger. Il gesticulait dans tous les sens et commença à invectiver les premiers arrivants :

— Mais pourquoi avons-nous attendu pour lancer cette session ? Pourquoi ne pas l’avoir fait cette nuit, dès que nous avons vu que la Machine ne fonctionnait plus à son plein potentiel ?

— Tu connais Rob ', rétorqua la femme en haussant les épaules.

Stanislas leva les yeux au ciel. D’autres membres du Conseil arrivèrent. Certains toussaient, d’autres avaient mis un foulard devant le nez. Ils furent bientôt tous réunis. Il ne manquait que le maire. Ce dernier était toujours en retard, aussi cela ne surprit personne. Ils s’attablèrent selon un ordre précis tout en continuant leurs babillages individuels. La panique était perceptible tout autour de cette table. Les bavardages étaient urgents, les discussions sifflantes et l’agacement au plus haut point. Kheira, qui était restée calme jusque-là, commençait à se sentir contaminée par leur affolement. Elle se retint de gigoter dans sa cachette. En plus, elle commençait à avoir des fourmis dans les jambes. Elle regrettait de s’être enfermée dans le placard toute la nuit sans prendre la peine de se dégourdir un peu les jambes.

Enfin, Robert arriva, bien apprêté. Malgré la catastrophe qui s’annonçait, le maire voulait conserver les apparences de l’homme bien sur soi qu’il aimait donner. Kheira trouvait cette précaution pathétique. Robert avança dignement dans la pièce et prit place au dernier siège de libre, celui qui était le plus imposant. Avant de s’asseoir, il prononça un petit discours d’ouverture :

— Bien, je déclare cette session extraordinaire du Conseil ouverte. Notre unique ordre du jour est la réparation de la Machine. Stanislas, peut-être veux-tu ouvrir le débat par ton diagnostic ?

Le maître des réparateurs se leva, observa tout le monde d’un air grave et solennel. Un petit homme sec et ridé avait apporté des feuilles et commençait déjà à gratter avec sa plume.

— J’ai dépêché mes deux meilleurs experts dès que nous avons vu qu’il y avait un problème. Ils ont passé la nuit à regarder la Machine, à tenter de la réparer. Hélas, ils n’ont pas réussi. Ils ne savent pas ce qui cloche.

Toutes les personnes réunies dans la salle se regardèrent d’un air inquiet. Très mal à l’aise, le maire tenta une réponse :

— Personne d’autre ne pourrait aller voir ?

— C’était vraiment les meilleurs qui sont allés voir. J’ai confiance en eux. S’ils me disent qu’ils ne peuvent pas réparer, je ne vois pas qui serait capable de le faire.

Kheira se retint de faire irruption dans la pièce pour clamer haut et fort qu’elle était bien mieux placée qu’eux pour établir un diagnostic et réparer la Machine. Elle inspira en silence et écouta la suite.

— Mais qu’allons-nous faire avec les Arcanis ? Ils doivent venir demain soir ! Si la Machine ne produit plus la substance, qu’est-ce que nous allons leur échanger contre leurs vivres ? déclara Lastia, paniquée.

— Mais surtout, comment allons-nous filtrer l’air toxique du dehors ? répliqua un homme.

— On commence déjà à ressentir les effets de l’air vicié de l’extérieur ! Nous ne pourrons tenir longtemps sans la Machine !

— S’il vous plaît, restons calmes. Un problème à la fois, tenta Robert qui se fit interrompre par un homme, resté très discret jusque-là.

— Pour les Arcanis, je propose de rassembler tous les objets de valeur que nous avons. Peut-être qu’en attendant que la Machine fonctionne à nouveau, nous pourrions les échanger contre de la nourriture.

— Il est hors de question que je me sépare du bracelet-gousset que m’a donné ma mère ! C’est un héritage de famille, elle le tient elle-même de sa mère ! vociféra une femme en faisant tinter ledit bijou.

— Ce serait un sacrilège que d’oser leur échanger nos pauvres objets. Ils risquent de se mettre en colère contre nous et de ne jamais revenir, se désespéra Lastia.

— Mais vous êtes complètement cinglés de vous préoccuper de ça alors que nous allons tous mourir étouffés d’ici quelques heures ou quelques jours !

La séance échappait visiblement à Robert qui essayait, en vain, de rétablir l’ordre. Tout le monde parlait plus haut que son voisin et personne n’écoutait les autres. Kheira était désolée par ce qu’elle voyait. Les adultes ne savaient pas du tout comment réagir face à cette situation. Il était peut-être temps pour elle de mettre fin aux bavardages stériles et de leur soumettre son aide. Ce serait toujours mieux que de parler dans le vent. Rassemblant son courage, la jeune fille sortit de sa cachette en époussetant sa salopette couverte de poussière. Stanislas fut le premier à la voir. Il arrêta de réfuter les idées de son voisin et l’observa, un air choqué sur le visage. Un à un, les membres du Conseil arrêtèrent de jacasser pour se concentrer sur la nouvelle arrivante. Un lourd silence s’abattit dans la pièce. Robert se sentit obligé de se lever à nouveau et articula clairement en bombant le torse :

— Jeune fille, le cercle de décision n’est pas ouvert au public. Je vous prie de sortir immédiatement.

Kheira ne cilla pas. Elle ferma les poings pour empêcher ses mains de trembler. Elle pouvait le faire. Elle le savait. D’une voix claire et déterminée, elle affirma dans le silence de la salle :

— Je suis là pour vous offrir mon aide. Je sais que je suis capable de réparer la Machine.

Plusieurs membres du Conseil la dévisagèrent avec un air moqueur. D’autres n’eurent aucune honte à laisser échapper un ricanement. Stanislas était le seul à ne pas rire. Il avait plutôt l’air blasé, les sourcils relevés. Robert se tourna vers lui, comme pour quêter du soutien. Le maître des réparateurs ne se fit pas prier et il se leva à son tour. Il contourna la table et avança vers Kheira, en annonçant, sûr de lui :

— C’est impossible. La Machine ne peut être réparée, ce sont mes meilleurs experts qui me l’ont affirmé. Comment une gamine comme toi pourrait-elle leur être supérieure ? Tu es bien prétentieuse pour oser débarquer dans notre séance privée et clamer haut et fort que tu serais meilleure qu’eux, alors que tu ne fais pas partie de notre groupe.

Kheira sentait les regards lourds de reproches de la part du Conseil. Pourtant, elle tint bon, convaincue qu’elle pouvait leur être utile. Elle s’obligea à ne pas reculer face à l’imposant Stanislas qui était juste devant elle. Elle releva la tête et recommença son discours. Le maître des réparateurs ne la laissa pas finir. Il la gifla avec force, ce qui fit reculer la jeune fille d’un pas. Surprise, elle porta la main à sa joue. Le maire vint vers eux, quelque peu choqué par le geste de Stanislas.

— Je pense qu’il n’était pas nécessaire d’en arriver là. Jeune fille, je ne tiens pas à me répéter. Vous devez sortir d’ici pour que nous puissions continuer notre discussion.

Kheira était sous le choc. Déjà, la gifle de Stanislas l’avait profondément heurtée. Pourtant, ce qui la révoltait le plus, c’était l’air condescendant de la part des membres du Conseil, qui hochaient la tête et murmuraient entre eux que cette interruption était inadmissible. Aucun ne la prenait au sérieux. Kheira tenta bien de leur dire qu’elle les avait entendus discuter pour rien, qu’elle pouvait les aider. Mais elle fut raccompagnée par Stanislas et jetée dehors sans ménagement.

La jeune fille hésita. Elle aurait aimé revenir dans le bâtiment et leur dire sa façon de penser. Sauf qu’ils ne l’écouteraient pas plus cette fois-ci. À la place, elle prit le chemin de la maison de son oncle et sa tante. Sur le trajet, elle mit un coup de pied dans un caillou pour extérioriser sa colère. Quand elle pensait que leurs solutions avaient été d’envoyer seulement deux personnes inspecter la Machine ou de proposer des objets de valeur contre la nourriture tant attendue. C’était ridicule. Une fois arrivée à destination, elle s’enferma dans son petit atelier qui se situait au sous-sol. Elle devait réfléchir : de quoi pourrait-elle avoir besoin ce soir ? Elle choisit avec soin différents outils qu’elle cacha dans sa salopette verte. Puisqu’ils pensaient qu’elle n’était pas capable de réparer la Machine, elle irait toute seule. Et elle réussirait.