(puits)

Le bruit de l’alarme du village se fit entendre, indiquant aux habitants qu’ils peuvent se hâter de rentrer chez eux afin de s’y barricader. Comme chaque jour sans exception depuis environ cent ans. Synchronisé selon le développement de leurs technologies. Les villageois ont appris à vivre au rythme de l’extraction de la substance toxique de l’air. Nul n’a le droit de déroger des règles strictes du village installé par les Arcanis. Chaque jour, les villageois voient cette affiche « Déroge aux règles et tu perds 24 heures de ta vie ».

Aéros se tapit nerveusement dans un coin près de la grande porte avec ses trois amis, quelques peaux de bêtes sur son épaule. Il avait minutieusement expliqué comment gravir les murs de l’enceinte quelques jours avant l’heure prévue pour entrer dans le village. Il doit faire ce soir ce qu’il attend depuis quelques semaines, pour être partie intégrante du gang des « Désinvoltes ». Après cette soirée, il aura enfin les quelques plumes qui manquent à son tatouage. Chaque membre du gang le porte à son épaule gauche, comme une armure qui les tient droit et debout que rien ne peut fléchir. Une roulette dentelée ressemblant à une horloge, les chiffres ayant été remplacés par des plumes, douze au total. À chaque plume correspond une étape pour faire partie intégrante du groupe et ainsi défendre une grande cause, « La liberté ».

Les Désinvoltes sont les seuls à avoir voulu de lui lors de sa sortie en douce du village. Cela lui rappelle la troisième plume. « Intégrer de plein gré les Désinvoltes ». Bien qu’il n’ait que 16 ans, Chronos lui avait dit au réveil :

— Ce soir, je te fais confiance  ! Ne te laisse pas distraire par les gens du village que tu connais, si tu veux réussir. Méfie-toi des sentiments que tu as eus par le passé envers eux.

— Oui, j’ai compris. Pas de pitié  ! C’est la huitième plume, lui répondit Aéros. Comment avoir de la pitié pour des gens qui ne m’ont jamais compris ? Ils m’ont rejeté depuis mon plus jeune âge, seule ma mère a été là pour moi. Levant les yeux au ciel pour trouver une étoile, il dit tout bas. « Maman, ce soir tu es mon étoile  ! Les Désinvoltes sont la seule famille qu’il me reste. Exauce mon souhait que tout se passe comme prévu. Je t’en prie maman, tu sais que je t’aime et de ton étoile je sais que tu me regardes. Tu vois cette sixième plume, elle t’appartient, grâce à toi j’ai décidé de développer et mettre mon don en œuvre. Tu es et resteras toujours dans mon cœur, maman. »

Au même moment dans la foule qui déambule devant lui, Aéros, de son nouveau nom attribué à la neuvième plume, voit celui qu’il avait jadis comme père, marchant d’un pas léger et rapide comme les chats pour ne pas salir le sol du village. Son frère, plus loin, le pas plus rapide et nerveux pour rattraper le retard qui le sépare de son père. Le ramène d’un seul coup à cette colère qu’il l’avait envahi le soir de son départ. Son père avait pris le ton autoritaire et taciturne habituel, peu de mots sortaient de la bouche de l’homme qui lui avait fait voir le jour. Il se rappelle chaque mimique du visage qui se tourna vers lui ce jour-là et lui dit :

— Combien de fois je dois te répéter de ne pas converser avec le vent ?

Aéros avait explosé comme une bombe à retardement, il avait crié sans s’arrêter, du plus profond de son âme...

— Depuis la mort de maman, tu n’as jamais cessé de vouloir que je quitte la maison. Mes richesses intérieures, tu ne les as jamais vuse. Seule la méthode du village compte pour toi. Se lever, aller travailler à fabriquer des machines, revenir à la maison, manger, faire la lecture des livres de cette bibliothèque où l’on apprend que la misère de ce village et bonne nuit  !

— Benjamin, les règles des ARCANIS sont là pour nous protéger de nous-mêmes, et des invasions toxiques. Ensemble quand nous respectons ses règles, nous pouvons dormir en paix. C’est une vie de paix que nous avons choisi.

— Ah oui ! Par la manipulation de qui nous sommes vraiment  ! Jamais, j’arrêterai de parler au vent et d’avoir des conversations avec lui.

— Je t’interdis de parler comme ça tant que tu es sous mon toit.

C’était dans une nuit amère et le cœur gros qu’Aéros avait quitté son village. C’est en racontant son histoire à ses amis qu’il avait pu obtenir la plume portant le numéro un et deux qui dit : « Avoir été rejeté ou avoir fui son village » et « Avoir un don particulier » .

Observer son père lui rappelle des souvenirs douloureux... Et son ancien nom lui donne le sentiment qu’il ne sera plus jamais comme avant. Un recoin de lui-même en veut à son père et un autre recoin résiste à dire qu’il ne le mérite pas. Il n’a d’autre choix que d’appliquer ce qui est inscrit à la huitième plume, « Sans pitié  ». Depuis tout jeune, il écoute le vent, l’entend et lui parle. La seule chose qu’il sait faire, qui lui donne un sentiment de liberté sans fin. Qui à part lui dans son village pouvait parler au vent  ? Sa mère était bien la seule à avoir compris, qui il est réellement. Depuis sa mort six ans auparavant, personne n’a discuté avec lui de cette bénédiction de la vie. Pour les gens du village, il désignait la peur, la discordance de leurs fonctionnements structurels et organisationnels du monde dans lequel ils étaient piégés par les Arcanis.

— Psstt ! lui fait, d’un son sourd, Chronos.

Aéros sortit subitement de ses souvenirs. Chronos lui fit un signe pour lui demander combien de temps il reste au retour à la maison. Aéros le regarde imiter les villageois qu’il traite de crédules et d’arriérés et lui montre cinq doigts de sa main pour lui désigner le nombre de minutes. À côté de Chronos, se trouve la seule fille du groupe, Akoua, grassouillette, début de la vingtaine, son corps rempli de l’énergie de l’eau reflète son étrange pouvoir de cette matière liquide. Un peu plus loin se trouve Géos, au corps fort et sculpté comme le roc, mais rempli de cicatrice. Il a quitté son village peu de temps avant Aéros, a subi d’énormes blessures tout au long de sa vie avec le lancement des pierres des gens de son village chaque jour. Il a le don de déplacer les tas de pierres, les sculpter, désagréger et les reconstruire. Tel est son passe-temps favori. Son langage est celui des pierres. Géos commence à s’impatienter avec ses deux sacs remplis d’ossements prêts à les déposer dans le village.

Aéros donne enfin le coup d’envoi pour signaler le retour au bercail des habitants. Chacun sait ce qu’ils ont à faire. C’est comme ça que j’ai obtenu ma quatrième plume, se mit-il à penser. « Respecter les dons de chacun  », tel est le mot d’ordre. Lors de la réunion, il a fait un plan détaillé pour chacune des tâches à accomplir, c’est la septième plume. Chronos et Aéros s’élancent à grandes enjambées, éparpillent les peaux de bêtes suspendues à leurs épaules dans au pied de la machine à air du village. Lors de la récupération des peaux, Aéros s’était fait tatouer la cinquième plume : « Avoir été assistant du chef dans une mission ».

Akoua qui a vu le signal de la main d’Aéros, couru vers le puits en attendant le prochain signal qui serait donné par Chronos. Géos de son côté courut déposer les restes d’ossements ramassés sur la route depuis quelques jours. Il les dispose en grand cercle autour de l’horloge du village ainsi que du puits, avec en son centre l’ossement d’une tête d’animal comme totem.

Aéros, Géos et Akoua regardent en direction de Chronos qui se mit à disparaître doucement pour arrêter le temps.

— Nul villageois ne doit entendre les bruits rugissants du village pendant le saccage, dit Chronos.

— Chronos n’arrive pas à régulariser le temps du village, se mit à crier Géos. On perd du temps et les villageois vont bientôt nous repérer.

Aéros réagit aussi vite et se servit de son don de l’air pour aspirer le vent et laisser le champ libre à l’arrêt du temps de Chronos.

— Le temps s’arrête  ! crie Akoua.

— Le corps de Chronos disparaît, lance à son tour Géos.

— Faites vite, murmura de sa voix lointaine Chronos. Arrêter le temps cinq minutes équivaut à une heure en temps réel. Vous avez quinze minutes pour faire le saccage que je remets le temps en route.

Après avoir vu le corps de Chronos disparaître, Akoua prit une grande inspiration pour récupérer l’eau du puits et la rendre épaisse et visqueuse. Géos qui regarde Aéros, stupéfait, lui dit :

— Elle se charge de l’énergie de l’eau du puits.

— Ah !... C’est impressionnant de voir son corps gonfler comme une montgolfière. Plus elle gonfle, plus elle monte haut dans le ciel.

Au même moment, Géos récupère les pierres des maisons, il se met à fabriquer des tas de sable prêts à l’emploi. Les montagnes de sable commencent à se former en nombre suffisant.

Aéros se mit à communiquer avec le vent. « À toi, grande puissance du fond des terres, aide-moi à élever chaque grain de sable pour le transporter partout dans les moindres recoins de ce village. » Les grains se mirent à voler dans l’espace et se déposer partout sur le village. Les toits de chaume ne sont plus que des branches défraîchies. Les moindres recoins du village ont reçu leurs doses de sable. Ce qui donnait au village un air grisâtre rempli de poussière dans l’air. Le vent commence à s’atténuer.

Akoua qui voit la scène de sa hauteur regarde le tableau misérable comme après une tempête de désert. Elle prit la force énergique de l’eau et se mit à cracher de tous ses poumons l’eau boueuse et visqueuse sur l’ensemble du puits et inonder une partie du sol du village. L’horloge et la machine à air avaient reçu leurs parts de dégâts.

Aéros regarde avec stupéfaction la scène d’horreur qu’Akoua est en train de matérialiser sous ses yeux, le village qu’il avait connu propre et bien rangé commençait à ressembler à un tableau après une tempête de sable imprégné des traces d’un cyclone.

Tout doucement, on commence à voir Chronos réapparaître. D’un grand cri, il s’exclame :

— On est dans les temps. Allez, Aéros, on s’en va, allons faire le tatou de ta dixième plume pour avoir fait avec brio le chef ce soir.

— Ta onzième aussi, s’écria Géos, parce que personne n’a été capturé !

— Et demain, tu recevras ainsi ta douzième plume parce que c’est la fin de ton initiation et... on fera la fête, s’écria Akoua.

— Ainsi, j’aurai un tatou complet  ! Et eux, des têtes d’enterrement ! en désignant les maisons du village.

Tous les quatre partirent d’un pas vagabond sur des éclats de rire en imaginant la tête des habitants à leur réveil.