En Hiver. L’après-midi touche à sa fin.

Erwin est sur une route de terre battue qui traverse une forêt dense et a priori hostile, surtout en cette saison. La route est également peu sûre, car elle est largement empruntée pour se rendre à la ville et les voyageurs sont souvent la cible de personnes mal intentionnées.

Il cherche activement un endroit où établir son campement pour la nuit. Il a froid, il est trempé, le temps presse.

Il doit rejoindre son maître, Shaya, le lendemain matin. Elle l’attend dans une auberge de Sidhr, une petite ville qui se situe à moins de quatre heures de marche.

Erwin préférerait atteindre sa destination finale avant le crépuscule, pour s’accorder une nuit de repos au sec, sur un lit confortable, mais il n’en peut plus et son corps le supplie de s’arrêter maintenant.

Il a passé cette journée, non pas à marcher, mais plutôt à patauger de flaque d’eau en flaque d’eau, essayant de trouver la protection des arbres à chaque nouvelle averse, guettant en vain une éclaircie au milieu de ces nuages noirs.

Il finit, enfin, par repérer, non pas une grotte, mais un léger creux dans le flanc de la paroi rocheuse qu’il suit depuis le début de l’après-midi. Cette aspérité lui permettra de se trouver à l’abri, tant que le vent ne changera pas de direction.

Erwin laisse tomber sa besace qu’il portait sur l’épaule à l’aide de son bâton de marche et sur laquelle il avait jeté une cape de laine bien graissée pour la rendre imperméable. Il l’ouvre rapidement pour vérifier que sa réserve d’étoupe, nécessaire pour allumer un bon feu, n’a pas été mouillée. Ceci fait, il se décide à profiter de l’accalmie pluvieuse pour aller ramasser du bois au pied des arbres, là où il doit être relativement sec. Une partie servira pour le feu de camp, et le restant pour confectionner sa couche. Il accompagne cette collecte d’une rapide chasse aux champignons.

Quelques minutes plus tard, le jeune homme se retrouve devant un feu bien nourri, au-dessus duquel il secoue sa longue chevelure blonde pour la sécher au prix de plusieurs mèches grillées.

Il s’assoit le dos contre la roche et plonge la main dans sa besace pour en ressortir un quart de miche de pain. Il en découpe une tranche à l’aide du couteau qu’il porte à la ceinture de façon habituelle à chacun de ses déplacements dans la campagne. Il extrait ensuite de son sac, un oignon qu’il coupe en tranches qu’il pose sur son pain.

Il déguste ensuite l’ensemble, tranquillement, regardant les arbres en face de lui, ceux se trouvant plus loin étant tombés dans l’obscurité de la nuit à présent là.

Les champignons qu’il a ramassés étaient incertains. Erwin a étudié les différentes espèces, mais n’a malheureusement pas tout retenu, aussi préfère-t-il éviter de tester les cortinaires qu’il a ramassés ; certains délicieux, d’autres mortels. Il les a mis de côté, mais sait très bien qu’il ne doit pas y toucher.

Une fois la dernière bouchée avalée, il saisit sa gourde de bière pour en apprécier une bonne rasade, qui lui confirme que, malgré tout, la vie est belle.

Il est en train de refermer sa gourde quand il perçoit nettement le craquement d’une branche, quelque part entre le chemin qu’il a quitté un peu plus tôt et son campement.

Il a beau scruter l’obscurité face à lui, il ne parvient pas à voir quoi que ce soit. Prêt à tout, sa main se cramponne sur le manche de son couteau, sa seule arme.

Les enseignements de son maître, Shaya, lui reviennent alors en mémoire, avec ses conseils de relaxation devant lui permettre de percevoir les êtres vivants proches. Son anxiété, face à la probable menace inconnue, l’empêche de réaliser un véritable lâcher-prise, mais il parvient néanmoins à capter une présence. Ce succès, inespéré pour lui en de telles conditions, lui redonne confiance. Il capte immédiatement une sensation émise pas très loin, un sentiment de crainte.

Cette perception incite Erwin à appeler à haute voix :

— Ne craignez rien ! Vous pouvez vous approcher, je ne vous ferai aucun mal.

Il constate que sa voix n’est pas très assurée, un peu tremblotante même. Il se reprend et retente :

— Vous pouvez approcher en toute sécurité, je ne suis qu’un simple pèlerin.

Cette fois, une vague plus intense de frayeur lui parvient ; l’inconnu, qui a tout fait pour rester silencieux, doit être terrifié d’avoir été repéré.

Erwin tente une nouvelle approche :

— Vous devez être trempé et avoir faim. En plus d’un bon feu, je peux vous proposer une grande tranche de pain. J’ai également de la bière...

Une hésitation rassurante émane du sous-bois totalement impénétrable. L’autre le voit certainement de sa position, et l’allure dégingandée, plutôt avenante du jeune homme, doit plaider pour lui et persuader de sa franchise, de son honnêteté.

Erwin voit enfin une silhouette apparaître entre deux grands arbres. Elle est revêtue d’une grande cape sombre et une capuche dissimule son visage. Elle avance courbée, toujours craintive, certainement exténuée.

Le jeune homme se lève pour faire face à son visiteur et, afin de lui montrer qu’il n’a pas de mauvaises intentions, ouvre les bras dans l’attitude du prêtre au moment de la célébration de l’Eucharistie, les mains vides, ouvertes, dirigées vers le ciel.

— Approchez, je vous en prie. Nous serons mieux à deux pour passer la nuit ici.

L’inconnu n’est pas très grand, surtout à côté d’Erwin qui doit approcher 1 m 80.

Arrivé dans le halo du feu de camp, ses mains, plutôt fines, se lèvent pour rabattre sa capuche, et laisser découvrir à son hôte interloqué une longue chevelure brune, ondulée ; une femme... une très belle femme !

— Je vous remercie beaucoup, lui dit-elle d’une voix chaude, troublante.

— Je vous en prie. Il est normal que deux voyageurs s’entraident.

— Normal, certes, mais extrêmement rare. Les chemins sont tellement incertains que cette attitude peut être périlleuse. Vous ne pouviez pas savoir qui se cachait dans l’ombre de la nuit.

— Non, mais j’avais la certitude que vous ne représentiez pas une menace. J’ai bien fait.

— Je bénis votre certitude, qui va me permettre de me réchauffer.

— Et de manger un morceau, complète Erwin qui lui présente le restant de la miche de pain qui se trouvait dans sa besace.

La femme dégrafe lentement sa cape, pour l’ôter et la déposer près du feu.

Erwin découvre alors des formes voluptueuses couvertes par des habits d’homme, chemise et pantalon noir, mais aussi une épée, avec une garde finement ciselée du côté de la poignée couverte de cuir ; le fourreau cachant une lame droite, relativement fine, à double tranchant.

L’inconnue se saisit de sa dague portée à la ceinture, en tendant vers le jeune homme sa main gauche, pour prendre le pain qu’il lui propose. Elle en découpe une fine tranche, range son couteau, rend la miche à Erwin, et s’assoit à son côté, face au feu.

— Merci encore, lui lance-t-elle en le regardant de ses grands yeux vert émeraude.

— Ce n’est rien, vous sembliez avoir besoin de repos et de nourriture.

— Puis-je vous poser une question ?

— Allez-y. Je vous répondrai si je le peux.

— D’où vous venait cette certitude que je n’étais pas une menace ?

Erwin la regarde et ressent aussitôt un trouble l’envahir. Cette femme, un peu plus âgée que lui-même, qui paraît si fragile malgré les armes qu’elle porte, dont la peau très blanche démontre qu’elle n’est certainement pas d’origine paysanne, mais qui voyage seule, sans escorte, sans protection, ne peut être définie par aucune des catégories de personnes qu’il a rencontrées jusqu’alors.

Il a appris à se fier à cette classification et à ses ressentis pour déterminer l’attitude à adopter face à des étrangers.

Sa première impression a été positive ; il continuera donc sur cette voie.

Il décide alors qu’il peut lui parler de son maître Shaya, qui lui enseigne, depuis bientôt une année, une technique de méditation, le keito.

— Je commence seulement à percevoir la présence des autres, mais j’avoue avoir particulièrement bien capté la vôtre. Vous m’êtes apparue un peu perdue et c’est la raison qui m’a poussé à vous proposer de venir me rejoindre.

— Vous êtes une sorte de magicien... de sorcier.

— Pas du tout. Je n’ai aucun pouvoir hormis celui-ci, si je peux parler de pouvoir, pour ce qui n’est qu’une sensibilité particulière acquise par l’entraînement à la méditation.

— Et vous rejoignez votre maître pour qu’il poursuive son enseignement.

— C’est tout à fait cela. Je dois la rejoindre dans une auberge de Sidhr, la prochaine ville sur ma route.

— Sidhr ! C’est justement là que je me rends pour y retrouver ma sœur.

— C’est merveilleux ! Si vous le désirez, nous pourrons faire la route de conserve.

— Je n’osais pas vous le demander. Finir mon voyage en votre compagnie me le rendra plus sûr et plus léger.

— Je m’appelle Erwin. Si nous devons reprendre la route ensemble, puis-je vous demander votre nom ?

— Il est tout à fait normal que vous le connaissiez ; je me nomme Ayash.

En disant cela, elle se penche vers le feu, tendant ses mains pour les réchauffer. Ce geste anodin provoque l’ouverture plus accentuée du haut de sa chemise dont le cordon n’a pas été tiré. Le jeune homme, décontenancé, ne peut qu’entrapercevoir un sillon paramammaire de neige, laissant deviner un environnement ô combien porteur d’images... imaginations...

Ayash n’a pas manqué le rapide regard de son nouveau compagnon de route, mais ne semble pas du tout gênée par ce rappel à son sexe ni contrariée par le négligé de sa tenue qui l’a permis. Au contraire, elle le regarde dans les yeux en lui adressant un large sourire.

— Ne serait-il pas temps d’essayer de dormir ? murmure-t-elle en réfrénant une irrésistible envie de bâiller.

— Vous avez raison, nous avons besoin tous deux de repos. Je vais aller chercher des branches pour vous confectionner de quoi dormir paisiblement.

— Vous n’avez pas besoin de vous mettre en peine pour moi.

— Vous n’allez pas vous allonger à même ce sol rocailleux.

— Je vois que vous vous êtes préparé une couche qui pourrait m’accueillir, si je me fais petite et si vous n’y voyez aucun inconvénient.

— Au contraire. De plus, la chaleur de nos corps nous permettra de ne pas trop souffrir du froid matinal, lorsque le feu de camp se sera éteint.

Après avoir retiré ses brodequins, Erwin s’allonge alors sur son lit de branchages, face à la forêt, et se couvre de sa cape, sèche à présent. Suivant son mouvement, la jeune femme, se déchausse, détache son épée pour la poser près d’elle, et se couche derrière Erwin, contre lui, dos à la paroi rocheuse.

Le jeune homme ne s’endort pas immédiatement, non à cause des exercices de relaxation que son maître lui a demandé de réaliser tous les soirs, mais parce qu’il est subjugué par cette présence féminine si proche, tout contre lui.

Peut-être, s’il pouvait respecter les consignes de Shaya quant à ces pratiques quotidiennes à exécuter, les incohérences du discours d’Ayash pourraient encore lui apparaître.

Comment une femme, voyageant seule, bien armée, pouvait-elle éprouver de la crainte devant un jeune homme, hésitant, ne possédant qu’un couteau pour sa défense ?

S’il avait suivi scrupuleusement ses obligations de novice, il aurait alors compris qu’après la perception du monde vivant, venait l’étape de la transmission de ses propres sensations, réelles ou simulées, second chapitre de son apprentissage.

Quant au troisième chapitre, qui apprend à se méfier de ses propres émotions suscitées par l’attrait d’un corps, il est maintenant trop tard pour y penser.

L’aube naissante découvre une jeune femme nue s’extirpant de dessous sa cape, le sourire aux lèvres. Elle va enfin pouvoir retrouver Shaya et la tuer sans que personne ne la prévienne cette fois.

Après s’être habillée, elle est sur le point de partir quand son regard tombe sur la besace d’Erwin. Qu’y a-t-il dedans ? Elle la saisit et la renverse, laissant choir sur le sol différents objets et produits.

Elle fait un rapide inventaire de ce qui s’est répandu sur le sol : une paire de chaussures, du linge de rechange, du savon gallique, le restant de pain, des oignons, du céleri et des champignons.

Ayash les reconnaît immédiatement ; la dernière auberge où elle s’est arrêtée pour dîner, lui en a servi et elle les a trouvés délicieux.

Son repas de la veille a été frugal et son ventre la pousse à ne pas différer davantage un petit plaisir culinaire. Elle les saisit, sort son couteau et les découpe pour les manger. Nature, ils n’ont pas le même goût que les derniers qu’elle a appréciés, mais, au moins, elle n’aura pas l’estomac vide.

Elle s’éloigne du camp pour reprendre le chemin devant la mener à Sidhr.

Au bout de quelque temps, elle s’arrête, saisie par un mal de ventre soudain et inhabituel.

Elle se dirige vers l’abri d’un taillis dans le but de s’y soulager quand une nouvelle douleur fulgurante la fait tomber à genoux, les mains cramponnées sur la source de cette souffrance.

Elle a l’impression que plusieurs bandes de chats sauvages se battent en son sein ; elle tombe sur le dos. Elle aperçoit un ciel blanc au travers des branches sans feuilles.

Que lui arrive-t-il ?

Elle comprend, enfin, la méprise, mais trop tard.

Sa logique de tueuse l’a poussée à poignarder, pendant qu’il dormait, son informateur involontaire qui, vivant, l’aurait naturellement dissuadée de toucher à ces champignons.

Maintenant, elle vit ses derniers instants ici, alors qu’Erwin, mort, gît à côté de son feu de camp éteint.