(pommier)

Au matin, sur sa banquette dure, Kheira se réveille en sursaut avec des questions obsédantes en tête : pourquoi leur interdit-on de sortir de la cité ? Qu’est-ce qu’il y a dehors de si dangereux qu’on ne puisse l’affronter en réalité ? Pourquoi les Arcanis apportent-ils plusieurs fois par semaine des vivres aux habitants qu’ils ne peuvent pas produire eux-mêmes pour se suffire ? Pourquoi l’échange se fait-il avec la substance extraite de la machine ? Pourquoi n’a-t-on pas le droit d’approcher la Machine et de voir ce qu’elle produit ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Toutes ces questions, Kheira n’a pas osé les poser à son oncle qui s’occupe d’elle. Il est responsable de la prison du village et c’est lui qui enferme les contrevenants aux lois de la cité. Elle se souvient que sa grand-mère lui a raconté des histoires du temps passé. Mais tous ces souvenirs sont comme des rêves nébuleux.

Soudain, elle veut savoir ce qui se passe dehors, au-delà du mur d’enceinte très haut du village, pas seulement en fouillant dans les livres de la bibliothèque qui racontent l’histoire du village, mais en vrai. Elle veut voir elle-même ce qu’il en est. Jusqu’ici, son espoir était d’entrer dans le cercle fermé des habitants qui ont le privilège d’assurer la maintenance de la Machine. Kheira est manuelle et aime la mécanique. Elle est douée pour démonter les objets du quotidien, elle essaie de les améliorer en les remontant, pour soulager la vie des gens qui n’ont plus les forces de la jeunesse et doivent continuer à alimenter la Machine. Ses talents sont connus et elle espère être acceptée dans le cercle d’entretien lorsqu’elle sera un peu plus adulte.

Mais ce matin, au réveil, cette perspective ne lui suffit pas. Quelque chose ne va pas. Quand elle ne comprend pas comment marche un des objets que fabriquent les artisans du village, elle peut passer des heures à les démonter et les remonter, pour comprendre leur mécanisme. Elle est même butée sur sa concentration et il ne faut pas l’interrompre, sinon elle s’énerve ou se ferme, selon le degré d’intensité de l’interruption. Jusqu’ici, elle n’avait pas approfondi certaines idées et les avait abandonnées parce qu’elle ne savait pas y répondre ou parce qu’elle avait encore beaucoup à apprendre.

Ce matin, elle veut aller plus loin. Elle vient d’avoir 18 ans, elle peut penser par elle-même, sans toujours croire ce qu’on lui dit. Après tout, d’un même outil, elle ne fait pas le même usage que ses voisins. D’ailleurs, elle commence à mettre en doute les croyances de ses voisins, qui passent leur temps à avoir peur de tout, de l’air qu’on respire, de l’eau qu’on boit, des aliments qu’on mange et des étrangers qui pourraient venir envahir leur territoire. Certains ont constitué des milices qui s’appellent les Villageois Vigilants, pour remplacer les forces de la cité. Elle, Kheira, la jolie jeune fille aux longs cheveux noirs bouclés, ne se sent pas trop comme ces gens peureux de tout. Elle a des yeux verts et des taches de rousseur que les autres n’ont pas. Parfois, elle se demande d’où elle est venue, finalement elle ne sait pas grand-chose sur ce qui s’est passé avant. Avant quoi ? On n’en parle pas beaucoup au village. On sait seulement qu’il ne faut pas sortir, parce que le village c’est le bien et que dehors c’est le mal.

Kheira fait trop vite le tour du village. Elle tourne en rond. Elle a besoin de bouger, de courir, sauter, mais ce n’est pas le style des habitants, occupés à besogner pour fournir des objets horlogers. Malgré son jeune âge, elle maîtrise déjà la technique. Elle voudrait savoir à quoi servent ces objets en dehors du village. Elle a posé beaucoup de questions sur la destination de la production, mais on ne lui a pas fait de réponses convaincantes.

Elle veut ce matin affronter les croyances que les gardiens de la cité, ceux qui gèrent le village avec le maire, lui ont racontées depuis leur naissance. Et elle va y mettre la même force qu’elle met à travailler sur la mécanique des objets. La même concentration. Parce qu’elle veut comprendre.

Kheira décide de sortir du village. C’est une décision majeure. Elle enfreint là une des règles primordiales du village : aucun habitant n’a le droit d’en sortir. Seuls les Arcanis peuvent franchir les portes qui s’ouvrent ou se ferment à l’occasion des échanges plusieurs fois par semaine. Elle sait que son idée est hors-la-loi. Mais quelque chose lui semble injuste. Il lui faut savoir par elle-même, juger avec ses yeux et sa raison, elle a besoin d’expérimenter avec son corps et sa conscience.

Il va lui falloir ruser, échapper à la surveillance des Villageois Vigilants, trouver un prétexte pour se faufiler dans les portes au moment d’un transfert de la substance vers le dehors ou utiliser cette faille qu’elle a repérée dans la muraille.

Elle se lève, sort de la chaumière et va chercher l’eau au puits pour sa toilette et sa boisson. Elle a pu chauffer son petit-déjeuner en remontant une petite machine qu’elle a améliorée elle-même. Et puis, elle va aider les gens toute la matinée, pour bien montrer qu’elle est là avec eux. Elle se montre dans le village, pour attester de sa présence, comme chaque jour. Elle a l’énergie de la jeunesse et la met à disposition de ceux qui ne l’ont plus.

Elle attend l’heure de midi. Elle sait que les habitants, même les Voisins Vigilants, s’arrêtent pour déjeuner et boire et qu’après, ils font la sieste. C’est le bon moment. Personne n’est dans la rue. Les patrouilles sont arrêtées et les gardiens des portes somnolent dans leur guérite.

Elle avait déjà repéré depuis quelque temps une faille dans le mur d’enceinte. C’est peut-être cette fente qui lui a donné l’idée de sortir du village. Elle l’avait protégée par des matériaux trouvés à proximité. Elle le désobstrue et l’agrandit pour pouvoir passer. Elle est fine et agile. Elle se faufile à travers la muraille et...

... dehors, le décor est différent de celui du village.

Elle découvre un monde inconnu. À l’intérieur du village, tout est sombre, sans couleur, en gris ou noir, limité, sans espace. Elle est éblouie par la lumière. Elle court devant elle, à perte de vue elle voit des arbres, des fleurs, des fruits sur des arbustes.

Et là, elle découvre un paysage dont elle ignorait qu’il pût être réel. On lui avait appris que dehors c’était le mal. Mais alors le mal, c’est le beau ! Parce que c’est beau autour d’elle. Elle a l’habitude des objets fabriqués par les habitants du village. Elle les aime ces objets qu’elle utilise elle-même avec plaisir. Mais ici, c’est différent. C’est varié, ça sent bon, ça bouge. On dirait que c’est vivant. Le vent agite les arbres et l’invite à poursuivre son chemin sous les frondaisons. Elle avance, émerveillée comme elle l’a senti ce matin dans son rêve entre le monde du sommeil et le monde de l’éveil. Elle a senti qu’il y avait autre chose que ce que racontent les gens en charge de l’organisation de la cité. Et ce qu’elle voit sous les yeux est magnifique. Elle se souvient soudain de ce que sa grand-mère lui racontait toute petite le soir dans des histoires qu’elle croyait légendaires.

Mais alors c’était vrai. Il peut y avoir ce qu’on appelait la Nature et dont on disait qu’elle n’existait plus, qu’il y avait eu une Grande catastrophe qui avait emporté des cités entières, supprimé des espèces animales ou végétales et qu’il fallait rester enfermé pour ne pas subir ce qu’on appelait la pollution de l’air, de l’eau, de la vie.

La vie existe ailleurs, en dehors du village. C’est une révélation absolue. Elle saute de joie. Elle court sur le chemin et arrive au bord d’une rivière. L’eau coule. Elle n’est pas seulement au fond d’un puits qu’il faut passer dans plusieurs filtres pour être sûr de pouvoir la boire ou s’en servir. L’eau coule à grands flots. Kheira pense que c’est du gâchis toute cette eau qui n’est pas captée et qui servirait tellement aux habitants de la cité triste qu’elle vient de quitter. Non, ce n’est pas le moment de faire de la mécanique, même des fluides.

C’est trop beau. Elle a envie de s’y plonger. Elle se déshabille. Elle avance un pied sur le sable qui borde l’eau courante. C’est froid, mais c’est bon. Elle avance l’autre. Ça va encore. Elle avance dans le lit de la rivière, l’eau mouille ses jambes, son ventre, c’est sensible, mais agréable, elle avance encore, l’eau monte à la taille, c’est plus froid, ses bras sont dans l’eau et en supportent bien la fraîcheur, elle a l’idée de mouiller son visage, elle regarde le soleil au-dessus d’elle et réalise qu’on ne le voit pas aussi bien au village toujours surplombé par une brume grise triste, elle passe sa main sur sa nuque et là, elle ne sent plus le froid, elle peut s’immerger totalement dans la rivière et pour la première fois de sa vie elle sent un immense frisson parcourir son dos et elle comprend ce qu’est le bonheur !

Elle se laisse descendre dans l’eau et sent ses pieds atteindre le sable du fond. Elle tape du pied et remonte. Que c’est bon ! Elle s’allonge sur l’eau sur le dos et elle flotte ! Elle a déjà fait des expériences avec des objets dans des cuvettes ou des baquets. La surface de son corps est portée par la masse de l’eau. Elle se mettrait presque à calculer les charges, mais non, elle se laisse flotter au gré du courant, oubliant les calculs et la technique. Elle se redresse, se remet sur le ventre, essaie de bouger, sa tête pique du nez, elle crache un peu d’eau. Elle recommence. Elle respire fort.

On leur a menti ! La vie existe ailleurs que dans l’enceinte protégée du village. Elle est suffoquée par cette évidence. L’idée que le monde extérieur est mauvais et que seul le village est bon est un mensonge. Et qui a fait ce mensonge ? Les responsables de la cité, ceux qui ont été mis en place par les Arcanis, les créateurs, ceux qui viennent ponctionner leur dû en venant chercher les objets des artisans, mais surtout la matière précieuse extraite de la Machine dont s’occupent les gens importants du cercle fermé auquel elle voulait appartenir quand elle ne savait pas ! C’est un mensonge d’état. Quelques-uns ont intérêt à travestir la réalité pour que le plus grand nombre travaillent à bas prix, quelques vivres en échange de leur travail quotidien. On leur fait peur pour qu’ils ne se rebellent pas, en continuant à accepter des conditions tristes et déshumanisées.

Son idée du réveil était la bonne. Quelque chose n’allait pas et maintenant elle sait que la réalité est différente. Elle se souvient que sa grand-mère conteuse lui parlait de la nature, de la campagne où on voyait des vaches, des chevaux, des animaux domestiques, mais aussi des bêtes sauvages et des oiseaux qu’elle entend enfin chanter autour de la rivière, il y avait des jardins aussi avec des fleurs et des potagers qui permettaient de se nourrir sans aller à la ville. Il faudrait remettre tout cela en place. Parce que manifestement la nature, si elle a été dévastée par la catastrophe dont tout le monde leur a parlé depuis leur naissance, la nature elle s’est guérie toute seule. Et elle est belle.

Kheira reste longtemps dans l’eau. Elle n’a pas froid, tant la révélation la chauffe de l’intérieur. Quand elle sort, elle sait quel est son rôle dans la cité : elle va devoir rentrer pour expliquer ce qu’elle a vu, ou entrevu, car elle se demande jusqu’où va cette rivière. Elle se souvient que sa grand-mère racontait parfois la mer immense, sur laquelle on pouvait voyager, avec des bateaux qui flottent sur l’eau comme tout à l’heure le corps de Kheira flottait sur la rivière. Peut-être que cette rivière conduit à la mer. Il faudrait aller voir.

Mais en ce jour exceptionnel, il lui faut revenir à la cité triste pour raconter que la nature dehors est merveilleuse, encore plus belle que dans les contes. Elle reste allongée sur le sable au soleil en réfléchissant à tout ce qu’il va falloir affronter. Elle sait que peut-être son oncle la mettra tout de suite en prison. Il va falloir expliquer et convaincre qu’on ne peut pas continuer à vivre en cercle fermé en croyant se protéger, alors qu’on entretient ses peurs, ses maladies et... quel est le mot que sa grand-mère a utilisé autrefois ? l’esclavage, c’est ça. Les gens du village sont des esclaves au service des Arcanis. On leur fait croire que les Arcanis les protègent alors qu’ils les utilisent comme des objets.

Elle se rhabille. Elle voit un saule au bord de l’eau. Elle se regarde dans le miroir de la rivière. Elle se voit telle qu’elle est, une belle fille pleine de vie qui va se mettre au service des habitants de son village en leur apportant de nouvelles idées. La vie a changé pour Kheira. En quelques heures, sa vision du monde s’est transformée. Elle ne va plus se soumettre aux règles étatiques. Elle va être insoumise.

Et pour montrer aux gens de la cité qu’elle ne raconte pas d’histoire, elle cueille une pomme à un arbre sur le chemin pour apporter de nouvelles connaissances au peuple.