(rouages)

— Carl, dépêche-toi d’amener les rouleaux !

Robert, Rob', le maire du village était en nage. Ses gestes, fébriles, trahissaient sa nervosité. L’installation de la piste de course était l’opération la plus lourde et délicate de la préparation des grands jeux d’automne, elle aurait dû être terminée depuis deux jours déjà.

Si seulement ces trois derniers jours avaient pu se dérouler autrement... Non, Rob, on ne dirige pas un village avec des « Si ». La petite Kheira avait l’air convaincue de ce qu’elle avançait ; mais quel intérêt pour les Arcanis de nous mentir à ce point ? Et les attaques nocturnes, avec cette marée de boue visqueuse, ces cadavres éparpillés, c’est bien réel pourtant. Si on pouvait sortir du village, on n’aurait pas besoin d’installer cette foutue piste. Qu’est-ce qu’il fout ?

— Carl ! éructa le maire. Grouille-toi d’amener les rouleaux, tu vois pas que je suis tout seul sur ma portion ?

— Y’a plus d’rouleaux, chef, s’exclama timidement une petite voix au loin.

— Quoi y’a plus d’rouleaux ? Brigit ! BRIGIT ! Y sont où les rouleaux ?

— T’arrêtes de gueuler comme ça Robert, répondit une Brigit écarlate. Tu vois bien que j’suis en train d’installer ta foutue piste aussi ! Comment tu veux que je sache où t’as foutu tes rouleaux ? Est-ce que j’te demande où sont mes marmites ?

Robert renifla bruyamment pour se donner le temps de trouver une réponse acceptable.

— Ouais, bon, répondit-il, visiblement à court d’arguments.

Peut-être que la Machine a terminé son travail. Si ça se trouve, elle a fini de traiter l’extérieur. Il reste quelques créatures qui vagabondent sans but précis. Les Arcanis attendaient d’en être sûrs avant de nous l’annoncer, avant de modifier les règles. Peut-être que l’extérieur n’est plus toxique ni dangereux, mais juste un peu dangereux pour quelques semaines encore. Peut-être que nous serons bientôt libérés de ces contraintes. Oh, ce serait bien.

— Brigit, c’est quand la dernière fois que t’as mangé une pomme ? demanda-t-il à sa femme pour changer de sujet.

— Une quoi ? cria Brigit, à quelques dizaines de mètres de là.

— Une pomme !

— Oh, j’avais compris une gomme !

— Pourquoi je t’aurais demandé la dernière fois que t’as mangé une gomme ?

— Pourquoi tu me demandes la dernière fois que j’ai mangé une pomme ?

— Grmpf, conclut Robert.

C’était quand même bon, cette pomme. Si la petite l’a réellement cueillie à l’extérieur, alors on devrait pouvoir manger davantage de pommes, pensa Robert tout en regardant avec envie la grande porte de l’enceinte ceignant le village. Si seulement... Il suffirait de...

Un grincement familier coupa Robert dans le fil de ses pensées, immédiatement suivi d’exclamations de surprise.

— La porte ! La porte s’ouvre !

— Ouais, j’ai bien vu que la porte s’ouvrait, grogna Robert. Les Arcanis ? Déjà ?

Le maire ressentit l’effet de la montée d’adrénaline qu’il éprouvait, à son goût, un peu trop régulièrement ces derniers jours. Le cœur battant la chamade, il trottina en hâte vers la grande porte pour accueillir les seules personnes susceptibles d’entrer.

— Pietr, Gillou, venez avec moi. Allez, allez, dépêchez-vous, s’écria-t-il.

Il était de bon ton d’accueillir les Arcanis avec des Gardiens de la Machine, car ils avaient tendance à s’impatienter lorsqu’on ne leur répondait pas suffisamment rapidement à leur goût. Les seules questions qu’ils posaient concernant la machine, c’était Robert qui avait eu cette idée ingénieuse. La grande porte s’ouvrait lentement, et il arriva devant quelques secondes avant d’apercevoir les visiteurs. Les Arcanis. Déjà.

Il épousseta son costume, ajusta nerveusement la longueur de ses manches, et jeta un œil fébrile autour de lui. Il lança à Pietr un regard implorant. Le chef des Gardiens de la Machine lui répondit d’un haussement d’épaules désolé. La Machine n’était toujours pas fonctionnelle. Les habitants du village approchaient d’un pas hésitant. Les derniers passages des Arcanis s’étaient mal passés et ils redoutaient désormais leurs réactions. Un bruit courait depuis le début de la journée : la Machine n’avait toujours pas produit la moindre petite goutte.

Robert s’éclaircit la voix et s’efforça d’afficher un sourire chaleureux.

— Chers Arcanis, soyez les bienvenus ! Comme vous le voyez, nous sommes en train d’installer la piste de course pour nos Brumades, que nous ne désespérons pas d’organiser, même face à une situation qui...

— Une situation qui ? demanda le premier Arcani d’un ton sifflant. Continuez, Robert, je vous en prie.

Des gouttes de sueur commencèrent à perler sur le front du maire.

— Malgré, euh... une situation qui semble compliquée au vu des...

— Ah ! très bien ! le coupa l’Arcani. La situation vous semble compliquée. J’en déduis que vous échouez à réparer notre Machine.

— J’entends bien, cher monsieur, j’entends bien, bredouilla le maire du village. Mais avez-vous envisagé la possibilité de...

— Nous, c’qu’on veut vous dire m’sieurs, c’est qu’vot’machine elle marche pu et pis c’est tout, s’exclama Pietr.

Tout le village se figea. Un silence de plomb s’installa et ne fut perturbé que par le gémissement sonore du maire. Le deuxième Arcani lui lança un regard acéré, presque carnassier. C’est lui qui répondit à Pietr.

— Mon cher... Quel est votre nom, déjà ? demanda-t-il en haussant un sourcil d’un air dédaigneux.

— Pietr, m’sieur. C’que j’veux dire, c’est qu’on a tout essayé, et qu’on la connaît la Mémère depuis l’temps. On n’a rien trouvé qui n’marchô point...

— La... Mémère ? C’est ainsi que vous osez nommer cette Machine, ce cadeau inestimable que nous vous avons fait, ce cadeau grâce auquel vous, Pietr, êtes toujours en vie ? Vous me dégoûtez. Vous n’êtes qu’une bande de...

L’Arcani n’eut pas le temps de finir sa phrase. Son chef, le premier des quatre, venait de poser la main sur son bras, lui intimant le silence.

— Calmez-vous, cher ami, ne vous emportez pas, voyons... Ces pauvres gens n’ont pas besoin de votre colère. D’ailleurs, mon cher Robert, tout va bien ? demanda l’Arcani d’un ton mielleux en détachant chaque mot. Vous n’avez pas observé une quelconque gêne d’ordre... Respiratoire ? Cutanée ? Pas de céphalées ni de démangeaisons cutanées à signaler ? dit-il avec un sourire moqueur.

— Je... euh... je ne connais pas bien tous ces termes techniques, mais à part quelques quintes de toux je crois que nous n’avons pas de problèmes trop graves.

— Très bien. Pour l’instant en tous cas. D’après nos études, c’est à l’aube du cinquième jour que vous allez commencer à souffrir de la toxicité de l’...

— MENTEUR ! Vous n’êtes que des menteurs ! s’exclama une jeune femme dans l’assemblée.

— Kheira, tais-toi ! rugit son oncle. Tu vois bien que ce n’est pas le mom...

— Non, justement, c’est le moment ! répondit-elle. Vous quatre, vous n’êtes que des menteurs ! Et je vais vous le prouver ! Robert, donnez-moi la pomme !

— Ce... euh... c’est que je l’ai peut-être bien... euh... mangée, dit le maire d’une toute petite voix, avant de se reprendre. Ahem... Monsieur, ce que Kheira essaie de dire avec une certaine maladresse, c’est que nous pensions que votre noble machine pourrait peut-être avoir achevé son travail et que l’air de l’extérieur n’est peut-être désormais pas plus toxique ou dangereux que celui que nous respirons actuellement. Ceci expliquerait la raison pour laquelle elle n’extraie plus rien de l’atmosphère ?

Les quatre Arcanis, rouges de colère, dévisageaient tour à tour Kheira et Robert. C’est leur chef qui prit la parole d’une voix sourde et grondante.

— Comment OSEZ-VOUS ! Vous n’êtes qu’une petite bande de paysans incultes et nauséabonds, comment OSEZ-VOUS nous insulter de la sorte ! Nous avons fait tant de choses pour vous, pour vous assurer un apport régulier en nourriture, pour vous offrir une vie saine et éloignée de toutes les menaces qui vous guettent juste là, de l’autre côté de l’enceinte de ce village. Quelle ingratitude ! Pour ce manque de respect envers nous, tremblez devant notre colère !

Le chef des Arcanis, joignant le geste à la parole, s’empara d’un objet dans la doublure de son long manteau. Les habitants du village reculèrent d’un pas, terrifiés face à la colère de celui qui semble être le plus puissant de ceux qui les dominent depuis des générations. Leurs regards inquiets rivés sur la main de l’homme s’arrondirent dans une expression surprise.

— Une flûte ! s’exclama Brigit. C’est une flûte ! Vous allez nous jouer une berceuse ? railla-t-elle l’Arcani.

L’Arcani lui adressa un regard noir et porta l’instrument à ses lèvres. L’ébène était parcourue de zébrures dorées qui pulsèrent d’un halo bleu irisé lorsque les premières notes d’une musique lente et puissante se firent entendre. Le sourire de Brigit s’effaça aussitôt. Ce n’était pas une simple flûte. La mélodie se déroula avec la puissance tranquille d’un orage qui rassemble ses forces avant de faire claquer son premier éclair.

L’atmosphère devint lourde, dense, presque palpable. L’air de musique accéléra, plus rapide et puissant à chaque nouvelle note. Les habitants du village avaient un goût métallique dans la bouche et affichaient un regard terrorisé. Les trois autres Arcanis dégainèrent de leurs manteaux trois fines baguettes de bois sur lesquelles étaient gravés des motifs aux reflets argentés. Ils levèrent leurs baguettes, qui furent aussitôt entourées d’un halo bleu diffus. La musique retentissait toujours, elle semblait venir de toutes les directions, sa puissance était telle qu’elle en devenait abrutissante.

L’atmosphère était devenue irrespirable, si lourde que tout le village suffoquait. Kheira, les larmes aux yeux, avait le sentiment de vivre ses dernières minutes. Elle eut une pensée pour Tom qu’elle n’avait pas revu depuis la veille et pour tous les habitants du village qui allaient eux aussi mourir en ayant vécu toute une vie dans un mensonge terrible. Elle lança un dernier regard désespéré vers la grande porte, vers l’extérieur qui abritait toutes ces choses magnifiques qu’elle aurait tant voulu explorer davantage. Elle hoqueta sous le coup de la surprise.

— La grande porte ! Regardez, s’exclama-t-elle non sans effort. Quelqu’un... d’autre... La grande porte !

Les Arcanis, surpris, cessèrent leur cataclysme avant de se retourner vers la grande porte. Le chef des Arcanis, Tan, fronça les sourcils.

La jeune idiote a raison, quelqu’un approche de la porte. Qui peut bien être cet idiot qui s’amuse à se balader ainsi entre les villages, à l’extérieur ? Je commence à en avoir plus qu’assez de ces idiots congénitaux ! Il plissa les yeux pour essayer de distinguer l’identité de l’inconnu. Il ne faut surtout pas qu’ils voient en lui un messager ou un quelconque sauveur...

— Syn, ferme la porte ! lança-t-il sèchement à l’un de ses acolytes.

Syn acquiesça, leva sa baguette et la grande porte commença à se refermer doucement. Kheira venait de comprendre leur petit manège. Elle n’hésita qu’une fraction de seconde avant de courir vers Syn, avant de se jeter sur lui. L’Arcani, déséquilibré, n’eut pas le temps d’achever son action. Kheira plissa les yeux pour voir le visage de celui, ou celle, qui venait de l’extérieur.

Tan écarquilla les yeux lorsqu’il reconnut l’individu qui venait de pénétrer dans l’enceinte du village.

Kheira également.

— Tom ! C’est Tom ! s’exclama-t-elle.

— Aernius ? Qu’est-ce que... s’exclama Tan !