(reparation)

Ce matin-là, Robert se réveilla plus épuisé qu’il ne s’était couché. Le maire du village d’Arhane venait de passer une nuit d’épouvante. Un déferlement de grondements, de fureur, de vagissements et de cris s’était abattu sur le village, semant l’effroi au creux des lits. Dieu merci, les villageois n’avaient rien vu, s’étant barricadés dès que leur système d’alarme et de défense s’était mis en branle. Mais le matin, lorsque sa femme Brigit voulut aller chercher du pain à la boulangerie, elle remonta les escaliers plus vite qu’elle n’était descendue, en hurlant :

— Rob ', viens voir ! C’est incroyable, dégoûtant !

Le maire sauta de son lit et, ouvrant les persiennes, constata le désastre : les rues étaient toutes jonchées d’une boue visqueuse !

— Les créatures maléfiques de cette nuit s’en sont donné à cœur joie, nom d’une pipe ! s’écria-t-il écœuré.

— Tu parles d’une saloperie ! renchérit Brigit. Tu vas devoir organiser le nettoyage maintenant, mon petit.

Robert enfila son costume de maire et, malgré l’urgence, passa du temps devant la glace à soigner son apparence. Passant le peigne dans sa chevelure légèrement dégarnie, il remarqua au passage que le poids des responsabilités avait affaissé ses épaules et l’avait rendu un tantinet rondouillard. Puis il se hâta sur le théâtre des opérations avec un peu de retard, car on ne l’avait pas attendu pour commencer un nettoyage en règle.

Déjà, les hommes avaient bien avancé le travail en ratissant et pelletant toute cette « merde du diable » comme ils disaient, tandis que les femmes, à grands jets de seaux, y allaient de leurs balais-brosses pour frotter trottoirs et pavés. En fin de matinée, le courageux petit peuple d’Arhane avait rendu leur village aussi propre qu’un sou neuf... jusqu’à la prochaine fois !

Mais il restait encore une foule de problèmes à régler. Aussi Rob’ profita-t-il d’être au milieu des nettoyeurs pour y aller de son petit discours :

— Chers concitoyens, il ne vous a pas échappé que la situation est grave. Même si nous avons échappé sans trop de dommages à l’attaque des créatures maléfiques, grâce à notre système d’alarme et de défense, il reste que notre précieuse Machine vient de tomber malencontreusement en panne ! C’est la pire chose qui puisse nous arriver, étant donné que c’est elle qui filtre l’air que nous respirons. Même les enfants savent que depuis la catastrophe survenue autrefois, l’air, la faune et la flore seraient empoisonnés par ces miasmes si la Machine ne filtrait pas ces substances hautement toxiques ! Citoyens, citoyennes, il est plus qu’urgent de la réparer. Je décide donc la réunion de mon Conseil de décision ce soir même.

Il fut applaudi. Et tout le monde rentra chez soi pour déjeuner et reprendre des forces. Lorsqu’il pénétra dans sa petite chaumière, Rob’ ne trouva pas son épouse autour de ses casseroles, mais dans son bain. Ayant profité du beau soleil pour tiédir une barrique d’eau, elle se décrassait de toute la boue du nettoyage, montrant son visage mutin et souriant sous la mousse de sa chevelure savonnée.

— Comment, pas de repas, rien n’est prêt ?

— Ben non, j’avais pas envie ! répliqua-t-elle avec un petit rire provocant.

Mais Rob’ avait reniflé le délicieux fumet émanant de la marmite pendue à la crémaillère au-dessus du feu. Il se contenta de hausser les épaules. En fait, c’était un homme profondément gentil. Mais la coquine ne lui laissait rien passer. Pas franchement canon, mais un charme fou, sa petite rouquine ! La voyant sortir toute rose et parfumée de sa barrique fumante, il eut une envie folle de la prendre, mais ça n’était raisonnable, et Roger était quelqu’un de raisonnable. En outre, il mourait de faim. Alors il s’attabla, car une longue et difficile journée pleine de lourdes responsabilités l’attendait.

De son côté, Brigit explosait souvent en son for intérieur. Bien entendu, qui n’aurait pas apprécié l’honneur d’être l’épouse du maire d’Arhane ? Et elle était fière de son homme si dévoué à la cause commune... Mais en dehors de cela, que de choses l’étouffaient ! Les fortifications du village pour commencer, ces grands murs dont personne ne veut sortir, tétanisé à l’idée de respirer l’air empoisonné de l’extérieur. Et cette Machine elle-même, objet de l’adoration de tous, car d’Elle, et d’Elle seule, dépend notre survie, mais qui nous suce la moelle des os, pourrait-on dire, tant Elle exige de nous ! Elle se dresse là, au milieu de la grand-place du village, superbe Totem fait de pierres de taille et poutres de chêne, recelant en son ventre tout un mystérieux engrenage de rouages métalliques. Une pure merveille ! Mais qui exige chaque semaine que les Arcanis de l’extérieur nous accordent de maigres vivres en échange des conteneurs chargés de précieuses substances filtrées par elle. Cette Machine fait de nous des esclaves, Elle est ce monstre sans pitié, ce Dieu Baal qui exige pour ainsi dire son tribut régulier d’enfants jetés dans la fournaise !

Hélas ! Brigit devait garder toute sa rancœur pour elle. Néanmoins, il lui arrivait souvent de se rebiffer et de regimber. Avec Rob ', son Robert chéri, c’était un jeu de fleurets mouchés, de répliques pleines d’humour et de croc-en-jambe. Elle finissait parfois par lui dire :

— Je te déteste !

Et lui de répliquer :

— Moi non plus !

Mais en secret, ils s’adoraient.

Le soir venu, le maire signifia à son épouse qu’il devait se rendre à une importante réunion pour régler la question vitale de la panne de la Machine.

— Je peux venir aussi ? lança-t-elle effrontément, connaissant déjà la réponse.

— Mais voyons, Brigit, tu le sais bien ! C’est le règlement, pas de femme au Cercle de décision !

— Ben, pourquoi ? répliqua-t-elle en secouant ses boucles rousses, têtue.

— Pourquoi ? Parce que la place d’une femme... par exemple, ta place, Brigit, est au fourneau... quand tu ne fais pas caraméliser les plats trop cuits, bien entendu !

— Et alors ? le caramel, ça donne pas mauvais goût ou bien ça se saurait, me semble-t-il.

— Je vois, Brigit, que tu as réponse à tout ! Bon, il est temps que je fasse en sorte que cette Machine soit réparée, sinon tes neurones vont encore se dégrader davantage et je devrai t’interner.

— Mais il n’y a pas d’asile à Arhane !

— Et bien, j’en construirai un spécialement pour toi ! dit-il avec son sourire le plus séducteur. Et il sortit.

— Tsss ! N’importe quoi ! exprima en silence son visage mutin.

Puis, elle alla s’effondrer en larmes sur le vieux fauteuil près de la cheminée. Pourquoi seuls les hommes pouvaient-ils donner leur avis au Cercle de décision ? Les femmes et leurs petits n’étaient-ils pas concernés eux aussi par la Machine ? Cette venimeuse qui les réduisait à une vie d’esclaves, sous prétexte de leur fabriquer de l’air pur,  les maintenait reclus, en dehors du monde, entre les hauts murs de leur prison, dont son propre époux lui semblait, comble de dérision, le gardien ! Et tandis qu’elle sanglotait ainsi, on frappa aux volets.

Robert arriva un peu en retard et tout essoufflé au Cercle de décision. Lorsqu’il entra dans le halo de lumière dorée de la lampe de cuivre, bijou technologique de ce village d’horlogers, il apparut tout rutilant dans son costume de maire. Il était bien l’être solide et intègre dont ils avaient besoin en un pareil moment. Il y avait là une trentaine d’hommes dans la force de l’âge, le forgeron, le boulanger, l’instituteur, le charcutier et bon nombre de paysans. Après le long discours du maire, ils brûlaient tous de mettre au point certaines choses particulièrement préoccupantes. D’abord le plus urgent : la réparation de la Machine, car beaucoup se plaignaient de maux de tête, surtout chez les marmots.

Le maire procéda donc à la désignation de personnes compétentes, aptes à démonter la Machine, puis découvrir la cause de la panne  ; ensuite, le forgeron fut désigné d’office pour forger les nouvelles pièces si besoin. L’homme, un géant timide noir de barbe, se leva respectueusement en s’inclinant en signe d’acquiescement. Robert rendit grâce à Dieu d’avoir des administrés si disciplinés, ordonnés et de bonne volonté. Quand il renouvela les règles et les lois à respecter impérativement, en particulier l’interdiction de toucher à la Machine et même de s’en approcher, il sentit que ses préceptes étaient pris au sérieux. Même la peine de prison d’une journée minimum en cas d’infraction, ne soulevait aucune réticence. Cette confiance unanime donna des ailes à son éloquence. Souvent, il suscitait les sourires bienveillants, parfois même les rires.

Robert était aux anges. Un instant, il regretta que Brigit ne fût pas là pour l’admirer dans sa petite gloire. Il soupira.

Mais son moment de triomphe se présenta lorsqu’il déclara que le village ne risquait plus de sitôt une nouvelle attaque des créatures malfaisantes, car elles ne venaient jamais les persécuter deux fois de suite. En conséquence, le village pouvait dès à présent reprendre l’organisation des Brumades.

Ces propos déclenchèrent un tonnerre d’applaudissements et des trépignements de joie. Une fois le calme revenu, l’instituteur fit remarquer qu’il y avait un problème. C’était bien beau de se confronter aux compétiteurs étrangers au village, mais étions-nous vraiment à la hauteur ? Il connaissait des solides gaillards dans les villages aux alentours et si les citoyens d’Arhane voulaient remporter des médailles, il leur fallait impérativement un entraîneur. Silence de mort quand il se rassit. Personne n’en connaissait et vu leur situation de totale claustration, cela n’avait rien d’étonnant. Ils se séparèrent néanmoins en se disant qu’il se produirait peut-être un miracle. En attendant, ils débordaient d’enthousiasme pour commencer les préparatifs de leurs jeux sportifs d’automne.

Lorsque Robert entra dans la chambre pour se glisser sous les draps aux côtés de son épouse qui dormait profondément, jamais il ne la trouva si détendue, calme et heureuse.

Lorsque Brigit entendit frapper au volet, elle sursauta en criant :

— Qui va là à cette heure ?

Une voix chaude et grave lui répondit doucement :

— Chut ! ne criez pas, madame, par pitié ! Ce n’est qu’un pauvre berger des montagnes, perdu dans la nuit et qui vous demande charité... Ouvrez-moi, de grâce, madame, je vous en supplie par la charité du Christ !

La douceur chaleureuse de cette voix la toucha au cœur. Elle alla tirer le verrou et lui ouvrit tout grand sa porte. Elle fut saisie de surprise en voyant la détresse et la beauté de ce grand jeune homme brun mal rasé. Il avait réellement l’allure d’un berger des alpages comme il en descendait parfois dans les environs. Après lui avoir fait couler un bain, elle le sustenta. Il ne se fit pas prier et reprit deux fois du ragoût, comme s’il était sur le point de mourir d’inanition. Puis, elle lui désigna le fauteuil près du feu de la cheminée et s’installa à ses pieds, à même le plancher, sur une peau de mouton. Ils parlèrent longtemps. D’un peu de tout : de la vie de l’un et de l’autre. Le berger de sa profonde solitude, là-haut au milieu de ses moutons sous les étoiles, sans voir âme qui vive pendant des lustres... à part le passage planant d’un gypaète parfois, ou la trace d’une meute de loups dans la neige, ou une rencontre impromptue, le face à face effrayant avec une ourse flanquée de ses deux petits. Ainsi parlait Julien, le berger. Brigit, enfermée depuis toujours entre les hautes fortifications du village fondé par les Arcanis, n’avait qu’un désir, sortir de cette claustration et connaître enfin le vaste monde. Elle était prête à tout pour y arriver, quitte à vendre son âme. Elle avoua enfin qu’elle était la femme du maire qui était en ce moment en réunion avec les représentants du village. Ils s’apprêtaient à procéder à la réparation de la Machine, monstre responsable de tous leurs maux, selon elle. Quant à la pureté de l’air, avait-on réellement besoin de purifier l’air ad vitam aeternam ? Rien n’est moins sûr ! On vivait bien dans le reste du monde, l’air finira bien par se purifier lui-même !

Julien proposa un stratagème pour empêcher la réparation de la Machine infernale. Puisqu’elle était l’épouse du maire, elle n’avait qu’à lui confier les plans qui doivent se trouver dans quelque coffre. Brigit finit en effet par les trouver et les lui donna.

— Très bien, mais à quoi vont-ils te servir, sacré foutu berger ?

— T’inquiète, pas de problème ! Ça va marcher !

— Julien, prends soin de toi !

Il lui donna un rapide baiser et disparut dans la nuit.

Julien le berger grâce à sa splendide constitution athlétique réussit à se faire embaucher comme entraîneur des équipes sportives du village d’Arhane. Aussi bien au tir de précision qu’à la course d’endurance, à la boxe ou au lancer de noix de coco, il donna à la petite communauté d’Arhane l’entraînement hors du commun qui leur permit de triompher dans presque toutes les disciplines.

Mais quelle ne fut pas la déception des villageois, lorsque le malfaiteur qui fut surpris à trafiquer la Machine sacrée n’était autre que... Julien le berger, leur entraîneur bien-aimé ! Tombant sous le coup de la loi, il fut emprisonné. L’épouse du maire, cela allait de soi, fut chargée de lui apporter son verre d’eau et son quignon de pain quotidien. Mais un jour, tous les habitants d’Arhane ne purent que constater la disparition complète des deux complices. On n’entendit plus jamais parler d’eux.

Le maire tomba dans une dépression qui le fit beaucoup maigrir. Il dut se faire tailler un nouveau costume de maire. Sa secrétaire, aussi sexy qu’une étoile dans le ciel du berger, mais dotée de moins de cervelle que celle de ses moutons, remplit la place laissée vide par la pétillante et mutine petite rouquine.