Erwin s’ébroua, glacé par la pluie, et glissa hors du taillis humide où il s’était tapi. Ses vêtements étaient imbibés d’eau croupie, lourds de boue et c’était à peine s’il sentait encore ses orteils dans ses bottes trop serrées. Mais il devait poursuivre sa route, malgré les nuages qui menaçaient au loin. Si cela n’avait été que cela...

Les routes n’étaient jamais sûres, encore moins en hiver où les plus pauvres et les plus immoraux se mettaient en tête d’écumer les chemins dans l’espoir de trouver une proie facile à détrousser et Erwin en était une parfaite, surtout après l’incident récent.

Assez grand pour se distinguer dans une foule, il avait toujours un air rêveur, un peu comme un somnambule, qui lui jouait souvent de très mauvais tours. Nombre de fois, il avait été éconduit, car pas assez attentif. Et pourtant, il l’était. Il prenait en compte chaque détail, pesant le pour, le contre et toute une palette de variables. C’était d’ailleurs pourquoi, selon lui, Shaya le gardait à ses côtés. Il était appliqué et attentif. Il pensait que c’était ce qui l’avait sauvé, parce que ce ne pouvait certainement pas être sa maîtrise pitoyable du keito.

Pour preuve de son incapacité crasse, il n’avait même pas été capable d’entendre la demi-douzaine de brigands qui furetaient aux alentours de son campement et l’avaient forcé à déguerpir en abandonnant cheval et équipement. Shaya allait être déçue, car même s’ils n’entretenaient pas une relation particulière avec leurs montures d’équipages, du moins pas plus affectueuse qu’avec toutes les autres choses vivantes de ce monde, perdre le hongre signifiait perdre une grosse somme d’argent. Quant à la valeur du contenu des sacoches et des harnachements, Erwin préférait ne pas y penser.

Si je suis forcé de tout rembourser, il faudrait que je me trouve un travail immédiatement, songea-t-il en retirant une brindille cassée de ses cheveux.

Quand Shaya lui avait fait parvenir la missive avec ordre de le retrouver, il lui avait aussi conseillé de prendre un cheval pour s’exercer durant la route. Avec l’argent des coffres de son maître, il en avait trouvé un tout récemment et l’avait perdu presque aussitôt. Il était censé s’entendre avec sa bête, mais il ne parvenait même pas à effleurer sa conscience. De plus, il avait perdu son sac de couchage, ses vivres et le seul objet qu’il pouvait considérer comme une arme, un petit couteau à dépecer au manche en bois de cerf.

À présent qu’il était aussi dépouillé qu’un vulgaire sans-abri, il pataugeait dans la gadoue et la mousse pleine d’eau en essayant de ne pas se faire remarquer. Mais il faisait si froid qu’il avait l’impression que ses dents claquaient assez fort pour qu’on les entende à la capitale. Le vent qui le poussait dans le dos gelait lentement le sang dans ses muscles, emprisonnant peu à peu son cœur, et le forçait à avancer presque courbé en deux.

— Je vais être bon pour des corvées supplémentaires quand je serai à Sidhr, renifla-t-il avec un sourire grimaçant.

Grelottant, il ferma une nouvelle fois les yeux, cherchant à joindre cette partie de son esprit qu’il sentait bien présente dans un coin de sa tête. C’était comme une énorme bulle, une sphère impénétrable renfermant un don dont il n’entendait que de vagues échos. Shaya avait beau lui répéter qu’avec de l’entraînement, il parviendra à maîtriser ces capacités, Erwin en doutait. Il ne se sentait pas toujours à la hauteur de ce que son maître essayait de lui apprendre et il avait beau essayer de s’en montrer digne, il avait la sensation d’échouer un peu plus chaque fois. Et même si Shaya ne le lui disait jamais, il se faisait figure d’une immense déception, un peu comme le fils idiot et bon à rien dont on ne sait quoi faire.

Alors il s’acharnait, encore plus maintenant qu’il lui fallait trouver urgemment un abri. Le temps virait à l’orage, le soleil de fin d’après-midi ayant disparu sous des nuées mauvaises, il ferait bientôt nuit. Il gèlerait probablement cette nuit, et si Erwin ne voulait pas mourir d’hypothermie, il se devait de se débarrasser de ses vêtements et de se réchauffer dans un lieu sûr.

Lentement, il s’approcha de la sphère et imagina qu’il posait les mains dessus pour se lier à elle. Il n’essaya pas d’Entendre, ou de Voir, mais simplement de Sentir les autres consciences.

Habituellement, les seules qu’il sentait distinctement étaient celles des gros animaux ou des très vieux arbres. Les plus petits êtres, comme les fourmis, étaient beaucoup plus nombreux et résonnaient à ses oreilles comme un bourdonnement insupportable. Il inspira, insufflant de l’air glacial dans ses poumons dont il ne sentit même plus la froideur tant il se concentrait, puis il tenta de forcer le passage. Que ce soit par la ruse, la patience ou la force, il n’y parvenait jamais, mais cela lui permettait de percevoir quelques petites choses.

La sphère se déforma, comme élastique, et le long de ses bras remontèrent des picotements. Puis, la vague déferla, discordante, fragmentée et le percuta de plein fouet. Il tenta de maîtriser le flot d’informations qui le submergeait, mais, à son sens, il aurait plus vite fait d’étancher sa soif avec une passoire.

C’était comme s’il avait ouvert la porte d’une salle des fêtes et qu’il essayait de percevoir une discussion précise par-dessus le vacarme des musiciens, des rires des danseurs et des verres qui s’entrechoquent par-dessus le buffet. Il avait l’oreille trop fine pour un tel brouhaha, même s’il percevait les esprits qui bourgeonnaient fugitivement près du sien, il n’était pas assez rapide ou talentueux pour parvenir à établir une connexion avec eux.

Cependant, il ne se crispa pas comme à ses débuts, se contentant de s’ancrer dans sa personne pour ne pas se faire Imprégner. Il y avait normalement peu de risques, tant qu’il ne faisait que Sentir, ce qui était le plus bas niveau du keito. Mais il lui était interdit de Voir ou d’Entendre quand il était seul, parce que les milliers d’esprits qui se précipitaient à la rencontre du sien, en explosant de toutes parts en dizaines de pensées virevoltantes, pourraient corrompre son essence d’homme s’il ne faisait pas attention.

C’était d’ailleurs de là que venaient la plupart des légendes sur les hommes-bêtes. Des disciples pas assez concentrés, trop sûrs d’eux, qui n’avaient pu démêler leur identité du loup ou de l’ours avec lequel ils Voyaient et une fois retournés dans leur corps, n’avaient pu se ressaisir et s’étaient retrouvés avec le même entendement que des bêtes sauvages.

Alors il s’ouvrit avec prudence, pressé par l’idée que d’autres voyageurs s’aventuraient probablement dans ses environs et par les frissons qui remontaient le long de son dos. Il ne parvenait pas à se Sentir, à avoir conscience de son corps comme Shaya pouvait le faire, mais il percevait ceux des autres, à la manière d’une lointaine musique qu’il avait déjà entendue quelque part. Il ne tenta pas de retenir tous les échos, encore moins ceux qui se divisaient en dizaines d’idées auxiliaires et de sensations, pour ne se concentrer que sur les plus lents, ceux des végétaux. Il parvint à capter la présence d’un vieux chêne, et lors du bref instant où, refermant ses mains mentales sur l’espèce de luciole qu’était l’esprit, il parvint à le Sentir et à partager ses longues racines noueuses qui s’enfonçaient sous terre.

C’était l’une des premières choses que Shaya lui avait inculquées, avec l’habileté à Sentir la disposition de la mousse pour savoir la direction du Nord, à savoir Sentir les racines et les branches pour déterminer s’il y avait des espaces vides, ou au contraire, pleins. Par chance, le vieux chêne avait poussé au-dessus d’un énorme rocher, délogé par la suite par des coulées de boue printanières, ce qui avait constitué une agréable tanière sous ses racines. Étrangement, aucun animal n’y avait installé son repaire et Erwin, de plus en plus transi de froid, décida que les dieux, s’ils existaient, s’étaient enfin décidés à lui apporter un peu d’aide après cette journée désastreuse.

Il revint à la vie, et redressa la tête. Il y avait des gens sur la piste, mais ils étaient encore trop loin pour qu’Erwin se sente vraiment menacé. Alors il bondit à nouveau dans les taillis, se faisant asperger par les restes de pluies dormant sur les feuilles-landau des buissons, et recommença à courir.

Au moins, ça me tiendra chaud.

Les forêts du pays étaient denses, généralement traversées par une seule piste dont l’entretien dépendait de sa proximité avec la capitale. Le reste n’était que bosquets impénétrables et ronces acérées au travers desquels il fallait se frayer un chemin à ses risques et périls. Mais le climat d’ici n’avait autorisé que des arbres vivaces, aux troncs massifs, qui se serraient les uns contre les autres pour étouffer les plus chétifs d’entre eux. Il y avait quelques buissons épineux, mais Erwin les évita. Cependant, les plis du terrain et les mouvements de la Terre avaient par endroit fait ressortir des pierres colossales, aux arêtes traîtresses. Certaines cédaient sous le poids des hommes, d’autres pas.

Erwin faisait certes attention où il posait les pieds, il n’en restait pas moins qu’il était dans un état d’hypothermie avancée et que par conséquent, il avait une maîtrise assez faible de ses gestes. Il avait la même maladresse pataude qu’un chiot et lorsque le talon de sa botte glissa sur une pierre branlante, il partit inévitablement à la renverse. Le coin d’un rocher lui érafla la joue, laissant une marque écarlate sur sa pommette et Erwin, en se redressant, siffla entre ses dents serrées. Sa concentration faiblissait, il n’avait pas mangé depuis ce matin et l’averse glaciale n’avait pas contribué à améliorer son état. Il aurait adoré pouvoir s’asseoir et s’apitoyer sur son sort, mais il ne lui restait pas assez de temps pour cela. De plus, il devait se montrer digne de la confiance de son maître.

Heureusement, le vieil arbre n’était plus si loin. Enfonçant ses mains dans la glaise visqueuse, il se remit debout, le visage en feu, et reprit sa course. Un observateur extérieur aurait pensé qu’il ne faisait que glisser de droite à gauche, se mettant à quatre pattes pour escalader les bosses en se cramponnant aux branches qu’il pouvait trouver, et qu’il ne suivait aucun chemin particulier, mais Erwin se servait à moitié du keito, à un niveau plus viscéral, pour ressentir la position de son refuge. Il était l’aiguille pointant vers le Nord, vers son abri providentiel, et il suivait son intuition pour se guider. Il n’était pas tout le temps certain de ses capacités, mais il savait encore se retrouver et reconnaître les routes invisibles à emprunter.

La nuit tombait sur ses épaules, le drapant de ses voiles sombres et étoilés, tandis qu’il forçait ses jambes lourdes à se mouvoir, une main sur le col, pour empêcher son vieux manteau détrempé d’offrir son cou aux crocs glacials du vent qui tourbillonnait dans les frondaisons avec un cri sinistre et moqueur. Si Erwin avait été plus talentueux en ce qui concernait le keito, il aurait pu s’en servir pour Voir dans l’obscurité grandissante, mais n’étant ni nyctalope ni doué, il se contenta de se cogner aux branches trop basses en étouffant des jurons bien sentis à l’encontre de lui-même. S’il avait été moins stupide, il ne se serait pas fourré dans cette situation inextricable et il ne serait pas en train de fuir comme une bête blessée dans le noir.

Enfin, alors qu’au-dessus de lui, le ciel devenait plus noir que les pots d’encre de seiche que Shaya gardait dans ses tiroirs, il vit enfin la silhouette massive du vieux chêne et soupira, s’autorisant à se relâcher un peu. La journée avait fort mal commencé, mais à présent, il ne devait plus être qu’à une matinée de marche de la ville. À nouveau, une pointe de culpabilité revint lui taquiner l’esprit.

Shaya ne me reproche jamais rien et c’est bien le pire, déplora-t-il en se traînant vers le vénérable végétal qui s’élevait plus haut que les autres arbres de la forêt. J’ai l’impression que je ne vaux même pas ses critiques. Et pourtant, elle ne cesse de m’encenser, d’être fière de chacun de mes progrès. C’est moi qu’ellea choisi, après tout, mais il faudrait que j’arrive à montrer que je mérite réellement sa confiance.

Il attrapa l’une des racines noueuses, sur laquelle il prit appui pour se hisser et bascula presque immédiatement dans la cavité dissimulée sous le lichen. Il atterrit deux pas en dessous, sans se faire mal, dans une tanière étonnement sèche, tapissée de paille poussiéreuse et, une fois certain de ne s’être blessé nulle part, il entreprit de se débarrasser de ses vêtements trempés. Ils étaient tant gorgés d’eau qu’il aurait pu les tordre comme une serpillière. Il les essora de son mieux dans un coin, les yeux brûlants de fatigue puis, simplement vêtu d’un caleçon un peu moins humide que tout le reste, il se recouvrit de paille et s’endormit aussitôt.

Il ne se reposa pas bien longtemps. Un bruissement léger au-dehors, qui n’avait rien à voir avec les murmures du vent, le tira en sursaut du sommeil comateux où il s’était plongé. Frissonnant, il se redressa à moitié, les yeux papillonnants. Il y avait quelque chose dehors, quelqu’un peut-être, dont l’ombre noire passait et repassait sur les racines brunes. Ces dernières avaient paru se resserrer, comme recroquevillées à l’approche d’un danger. Erwin tendit l’oreille, mais la présence au-dehors semblait s’être immobilisée. Voulant savoir ce qu’elle était et si elle avait des intentions belliqueuses à son encontre, il ferma brièvement les yeux. À nouveau, il calma sa respiration, posa la main dans la terre meuble et se concentra.

La sphère revint à nouveau, agitée de soubresauts étranges, et regimba davantage que de coutume lorsqu’il voulut se lier à elle. Juste comme il se tendait vers la bulle opaque, des flots apaisants enflèrent autour de lui.

Erwin.

Il ouvrit brutalement les yeux. Il connaissait cette voix.

Maître? lança-t-il à son tour.

Erwin, répéta seulement la présence.

Il se redressa en un battement de cœur et se suspendit à la souche pour hisser son corps mince hors de sa cachette. L’ombre attendait toujours, lui donnant le dos, mais malgré le peu de lumière, il sembla à Erwin que les contours de la silhouette lui étaient familiers.

Maître Shaya? appela-t-il en s’approchant.

La silhouette pencha la tête de côté, faisant glisser sa capuche et de longs cheveux bruns glissèrent le long du manteau de pluie sombre. Un rayon de lune égaré brilla sur ses épaulières en argent, illuminant le serpent gravé sur le dessus qui découvrait ses crocs à venin.

Une terreur sans nom inonda les entrailles d’Erwin qui trébucha en reculant, saisissant l’étendue de son erreur. S’il n’avait pas parlé, peut-être aurait-il eu une chance. Mais à présent, l’autre savait qu’il était là. Et ce n’était pas n’importe quel autre.

Il voulut s’enfuir, même s’il se savait déjà perdu, et se tourna vers la forêt environnante. Il ne fit pas trois pas qu’il sentit le poids de l’ombre de son assassin sur les épaules. Éperdu tel un cerf qui se savait acculé, il tenta de prendre de la vitesse, mais une étrange mollesse lui saisit le bas du dos et ses jambes cessèrent de fonctionner.

Pour la première fois, il hurla de terreur tandis qu’il tombait entre les arbres. Le vent s’était tu et quand il perçut l’écho de sa voix, il ne la reconnut pas. Déformée, presque animale, elle n’exprimait qu’une peur atroce et sans limites. Une crainte hideuse, tandis qu’il voyait la mort se rapprocher, lui étouffa le cœur et alors qu’il suffoquait en tentant de ramper, l’autre le rattrapa.

Erwin, murmura-t-il d’un ton à la fois doux et moqueur.

Le jeune homme ne le connaissait pas, mais à présent, il comprenait ce qu’il avait fait. Le tueur s’était servi de l’un de ses souvenirs pour le faire sortir de sa tanière. Son maître n’était pas là et ne pourrait pas le sauver cette fois.

Non, murmura-t-il en essayant de se servir de ses bras pour s’éloigner de la silhouette porteuse de mort qui avançait vers lui avec paresse. Non.

Il ne pria pas, il ne supplia pas quand l’inconnu le retourna sur le dos. Il se contenta de fermer les yeux, comme si cela pouvait lui éviter de voir ce qui allait lui arriver. Très vite, il revit son maître en pensée, avec sa ride préoccupée entre ses deux yeux gris, alors qu’il lui dispensait son savoir, toutes ses recommandations pour qu’il se fasse finalement hameçonner comme un débutant. Il s’excusa en se mordant la langue pour ne pas pleurer. Il n’avait jamais envisagé de mourir, et maintenant qu’il n’avait plus qu’à se résigner, il pensa à ses parents qu’il n’avait jamais connus, leur demandant pardon pour avoir été une telle déception et il se retint de hurler. Il n’avait pas eu le temps de se préparer à quoi que ce soit, il était désemparé par la brutalité des choses, mais bien décidé à ne pas laisser son meurtrier profiter de son crime. Il se raccrocha à ce qu’il lui restait de courage et pria que son tueur ne s’éternise pas. Son vœu fut exaucé en un battement de cils.

La dernière chose qu’il sentit, ce fut l’impact froid de la masse contre son front tandis que l’assassin lui fendait le crâne pour pouvoir se repaître de sa cervelle.