(tonneaux) Dans un autre village, au même moment, l’ambiance est toute autre.

— Allez, remets-nous ça et pas de faux cols, hein !

Un grand gaillard à la barbe rousse et à la panse rebondie vient de se lever du banc, une pinte de bière vide à la main. Son regard pétillant et son sourire coquin interpellent Marie, la serveuse.

— J’arrive, attends un peu, y a pas que toi qui as soif.

Marie, jolie brunette d’une trentaine d’années ne s’en laisse pas conter. Sous son joli minois, on découvre un caractère bien trempé qui remet à leur place les clients trop hardis.

Alors que sa mère est aux fourneaux et son père au bar, Marie virevolte en salle. La taverne c’est sa vie. Il faut dire que c’est un lieu central où l’histoire du village se raconte à toutes les sauces. Il y a ceux qui écoutent et n’en pensent pas moins, ceux qui en rajoutent et n’hésitent pas à inventer quelques détails croustillants pour avoir plus d’audience, ceux qui rigolent dans leur moustache et connaissent des vérités qu’ils gardent pour eux, ceux qui chuchotent à l’oreille de leur voisin, ceux qui viennent juste pour boire et les autres...

Ce soir, tout le monde est là, c’est l’événement de l’année : la fête de l’automne. Petits et grands ne manqueraient cela pour rien au monde. Ça fait plusieurs semaines que chacun s’affaire pour faire de cette soirée un moment exceptionnel.

C’est l’occasion pour les femmes de mettre leurs plus belles robes et d’afficher leurs bijoux qu’elles ont réalisés pour l’occasion.

La plupart des hommes ont troqué la chemise à carreaux et le bleu de travail, contre une liquette blanche et un pantalon noir à côtes de velours.

Ainsi mis sur leur trente-et-un, ils ont fière allure pour se retrouver le temps d’une soirée.

À cette occasion, la coutume veut que le plus jeune au moins âgé de 7 ans et le plus vieux du village se retrouvent au milieu de la place face à la taverne. Ils sont entourés des villageois qui dansent la traditionnelle Bourrée de la Machine, danse qui remonte à l’installation de la Machine dans le village. Le plus vieux offre alors au plus jeune un mécanisme d’horlogerie de sa fabrication ; cadeau qui symbolise le passage du temps et la continuité du travail des villageois qui sont experts dans la fabrication de petits objets : machines pendulaires, horloges, métronomes, etc.

À le voir sous ses jours de fête, ses maisons de pierres aux toits de chaume parées de jolies décorations, ce charmant village pourrait attirer plus d’un quidam persuadé de trouver ici un lieu idéal de sérénité et de paix. Ce serait trop vite oublier comment et pourquoi le village a été créé.

Dans les livres d’histoire, il est expliqué que ce village et sa Machine ont été créés par les Arcanis pour protéger les villageois d’une catastrophe qui a rendu toute la région hautement toxique : air, eau, faune et flore. Les habitants vivent d’ailleurs reclus dans le village, ils refusent catégoriquement de prendre le risque de s’exposer aux miasmes toxiques.

Les Arcanis, viennent plusieurs fois par semaine pour la récolte des conteneurs dans lesquels est stockée la substance extraite de l’air par la Machine en échange ils donnent des vivres aux habitants. Les Arcanis ont imposé deux règles strictes : on ne sort pas du village et on ne touche pas à la Machine. On n’approche pas la Machine, si on n’a pas été désigné comme étant en droit de le faire. Si l’une de ces règles est violée, c’est la prison, pendant au moins 24 heures. Les habitants du village essaient de respecter ces règles, mais ils ont un peu de mal avec l’autorité.

Toutefois, tous savent que sans la machine il n’y a pas de vie ni de survie, car c’est grâce à elle et à sa mécanique complexe et ingénieuse que l’air toxique se transforme en air respirable.

Vivant dans la peur d’un monde maléfique, dangereux et terrifiant, les habitants se sont habitués, comme avant eux leur père et le père de leur père, à vivre dans l’enceinte du village protégé par de hauts murs qui ne laissent rien voir de l’extérieur, mais qui laissent présager le pire.

Après tout, ils sont nourris et peuvent grâce à la machine respirer un air sain sans privation du moins pour le moment...

Alors que la fête bat son plein, le maire, Gilbert Gil’ tiré à quatre épingles et arborant fièrement son écharpe blanche aux lisières dorées demande un instant de silence pour faire une brève allocution. Sa bonhomie naturelle flanquée d’une voix sourde l’oblige à s’y reprendre à plusieurs fois et ce n’est qu’à l’intervention de Bernett, sa femme qui vient de lancer un tonitruant : « Je vous demande de vous taire » que le silence se fait enfin.

Gilbert un peu gêné comme de coutume, toussote pour essayer de donner le change et prend la parole.

D’une voix qui se veut rieuse, il commence son allocution.

— Mes chers, mes très chers amis, quel bonheur d’être ici ce soir avec vous pour notre grande et belle fête de l’automne. Quel plaisir de vous voir tous réunis sur notre place du village pour assister à la traditionnelle remise de cadeau de notre aîné à notre benjamin ! Merci d’être présents et de participer activement à la vie de notre beau village. Quand les Arcanis, nos protecteurs, m’ont désigné comme maire, je dois dire que j’ai été surpris et me suis demandé pourquoi ils m’avaient choisi. Je ne suis qu’un homme ordinaire après tout. Mais aujourd’hui, je peux vous dire que je suis fier d’être votre maire, car vous êtes des gens formidables. Je voudrais aussi rendre un hommage à la Machine, notre Mémère, comme l’ont surnommée affectueusement les six ouvriers qui veillent à sa maintenance. Elle est le cœur de notre village, n’oublions jamais que c’est grâce à elle que nous respirons. Nous avons le devoir de la respecter et d’obéir aux consignes des Arcanis pour que longtemps, très longtemps vive notre village sous leur protection bienveillante. Maintenant, je lève mon verre à la fête. Merci.

Sous les applaudissements, Gilbert, souriant, semble satisfait de sa prestation. Il rejoint un petit groupe de gens de confiance qu’il appelle son cercle de décision. Une sorte de conseil municipal auquel il se réfère pour gérer les questions et événements plus délicats. Jusqu’à présent, rien de grave ne s’est passé dans le village, mais Gilbert Gil’ est un homme prudent, qui aime être conseillé et prête une oreille attentive à ceux qu’il a choisis pour composer son cercle de décision. Il pense que, si un homme seul a le pouvoir de décider de tout, il risque vite de glisser dans le despotisme et Gilbert est tout le contraire d’un despote.

Comme les autres, Marie, la rebelle, a écouté le discours du maire. Discours qu’elle trouve trop poli, trop reconnaissant envers les Arcanis.

Avec un petit groupe de gens bien plus sceptiques que le maire, Marie se retrouve régulièrement dans la cave de l’auberge. Ensemble, ils s’interrogent et doutent : et si les Arcanis leur mentaient, et si sans la machine l’air était respirable, et si au-delà des murs une autre vie était possible.

Peut-être que les Arcanis ont de bonnes raisons de maintenir les villageois enfermés et de leur faire croire que le danger est à l’extérieur.

Et cette bibliothèque qui semble offrir une ouverture sur le monde à travers des centaines de livres qui en définitive parlent tous de la même chose : l’histoire du village, la création de la Machine pour protéger les villageois d’une catastrophe qui a rendu toute la région hautement toxique : air, eau, faune et flore. Les Arcanis qui sont les sauveurs et auxquels l’on doit gratitude et respect. Les livres qui ne font que confirmer un discours martelé depuis toujours.

Marie et ses amis pensent que la vérité est ailleurs et qu’il leur faut trouver un moyen de sortir du village pour vérifier tout cela.

Sortir oui. Ils ont déjà souvent réfléchi à comment franchir le haut mur d’enceinte ou plutôt comment l’éviter en empruntant un autre passage. Ils ont répété à plusieurs reprises le scénario. La seule issue est la double porte par laquelle entrent et sortent les Arcanis quand ils viennent apporter les vivres et récupérer les conteneurs. Une immense porte d’acier aussi haute que le mur d’enceinte. Elle est pourvue d’un mécanisme complexe qui semble n’obéir qu’à deux Arcanis gradés.

Marie est en réflexion.

— OK ! On va encore chercher et on trouvera bien comment profiter de la sortie des Arcanis.

Édouard, un du groupe, amoureux discret de Marie intervient :

— OK ! Pour sortir c’est peut-être possible, mais imaginons que l’air soit irrespirable et que nous étouffions jusqu’à la mort. Et puis, les Arcanis ont des pouvoirs magiques, ils auront vite fait de nous neutraliser. Enfin, je veux dire que...

— Tu veux dire que tu as la trouille et que tu crois à toutes ces balivernes dans lesquelles nous avons été bercés depuis toujours. Eh bien, rejoins le maire et son cercle de décision. Là, tu seras à ta place.

— Ne le prends pas comme ça, Marie, je veux juste dire qu’il faut être très prudent et nous devons encore travailler à la confection des masques qui pourraient, je l’espère, nous protéger de l’air vicié. Cette nuit, je dois absolument m’approcher de la machine pour continuer à étudier son principe de décontamination de l’air. Si j’arrive à le miniaturiser, nous aurons peut-être une chance de passer le mur et de survivre dehors.

Sur ces dernières paroles, le groupe décide de se séparer et regagne la fête que quelques irréductibles continuent d’arroser malgré l’heure tardive.

Sur la terrasse de l’auberge, deux ouvriers se disputent, ne se souvenant plus de la raison de leur désaccord, l’alcool ayant fait son effet, ils décident dans un rire fraternel de lever une fois encore leur verre et se calment en sirotant une bière fraîche.

Un peu plus loin, Bernett, la femme du maire, soutient le doyen au cadeau pour le ramener chez lui.

Le grand gaillard à la barbe rousse, qui contient plus d’un fût dans sa grande carcasse, s’approche du maire et l’interpelle en lui envoyant quelques postillons mêlés à une éructation grossière qui confirme son trop-plein de bière.

— Dis, Gilbert, toi qui es le maire depuis si longtemps, depuis trop longtemps, tu ne penses pas qu’il faudrait laisser ta place à un gars comme moi. Hein ! dis-moi.

Ce qui sont autour d’eux se mettent à rire, mais le colosse à la barbe rousse voit rouge et d’un geste vif soulève la grosse table de bois emportant par là-même les nombreuses pintes de bière qui ruissellent à présent sur le pavé de l’auberge. D’un bond, le rouquin empoigne le maire appliquant ses gros doigts boudinés sur la gorge de ce dernier. Il ne faut pas moins de cinq hommes pour lui faire lâcher prise et le maîtriser. Marie arrive et lui jette au visage un seau d’eau glacé. L’homme suffoque un instant, puis revient à lui, l’air penaud d’un enfant qui a fait une bêtise. Il balbutie quelques excuses dans sa barbe et décide de rentrer se coucher dans une démarche titubante.

La nuit est belle, les villageois satisfaits pour la plupart et le petit groupe de Marie plus que jamais déterminé à aller voir ce qui se passe de l’autre côté du mur.

Un petit village, normal ou presque, car à l’instant même une alarme tonitruante retentit : c’est le signal qui avertit que des créatures malveillantes approchent et vont envahir le village dans les minutes, heures à venir. Les habitants mettent beaucoup de temps à réagir. Ça grogne, ça se pousse, mais chacun finit par rentrer chez lui. Les fenêtres et les portes sont solidement barricadées. On verra bien demain...