Le froid était rude. Le vent, glacial. Les amortisseurs de sa petite Peugeot, ce tas de ferraille en fin de vie, hurlaient de douleur à chaque cahot. La route était creusée de traces de sabots gelées par cet hiver qui n’en finissait pas, certainement suite à des passages de chevaux. Pour le reste, ce chemin était impraticable, Erwin le savait, c’était pourtant le seul capable de rejoindre la ville et de lui éviter un retard inexplicable. Shaya ne le pardonnerait pas.

Shaya ne pardonnait rien.

Le crépuscule offrait au ciel ses plus belles nuances de couleur, avant d’entamer sa lente disparition pour ne plus offrir d’autre que la nuit. La nuit et le noir absolu, dans cette campagne éloignée de toute vie. Erwin avait faim. Erwin avait froid. Et pour ajouter à son désarroi, une envie irrépressible de vider sa vessie malmenait son corps et sa tête depuis plus d’une heure. Mais il était hors de question qu’il s’arrête au beau milieu de cette forêt dense où rien d’autre ne semblait pousser que des sapins et des cris de bêtes atroces.

D’habitude bondée, ce qui rendait les croisements difficiles et ce, même par temps clair, ce soir, la route se montrait étrangement calme, pour ne pas dire déserte.

Erwin ne s’était jamais aventuré par ici, il connaissait pourtant les légendes de cette forêt verte, la forêt profonde, qui se susurraient au coin du feu, durant les nuits d’étés caniculaires, pour effrayer les plus jeunes oreilles. Cette forêt qu’il fallait à tout prix éviter, par ces nuits de froid intense, qu’il fallait contourner, ou carrément faire marche arrière pour y revenir bien plus tard, au printemps, de jour et par des temps plus cléments. Car en ces temps brumeux, où la nuit s’évanouissait aussi vite que le courage, où l’hiver mordait les chevilles trop maigres, des histoires d’agressions, de vol et bien pires, couraient les rues.

Le mal rôdait par ici, c’était bien connu.

Mais Erwin était là, pourtant, seul, pour unique compagnie un cageot de tôle brinquebalant et oxydé, avec une envie folle de pisser. L’idée ne le quittant plus, il déglutit bruyamment et stoppa son véhicule sur le bas-côté de la route, où les pneus côté droit semblèrent s’affaisser un peu trop pour lui assurer de pouvoir repartir sans encombre.

— Et merde ! s’exclama-t-il en claquant la portière et voyant le résultat.

Il avait parlé fort. Assez en tout cas pour effrayer les bêtes susceptibles de s’approcher d’un homme et de se mettre à le renifler, enfin, l’espérait-il. Il étira longuement ses bras et son dos, endoloris par les heures de route, son corps long et maigre, à l’allure dégingandée, n’était pas fait pour de si longs voyages dans un véhicule aussi confiné qu’une boîte à chaussures.

De ses grands yeux naïfs, il observa les alentours, immobilisé, scrutant la moindre parcelle d’herbe, de branche, de feuille, qui aurait osé bouger sans son accord. La peur commençait de grimper le long de sa nuque, tandis qu’une pluie fine, glacée, empruntait le chemin inverse. Ce fut bientôt une averse détestable et mortellement froide qui commença de s’abattre sur Erwin, ses longs cheveux couleur or tombant devant ses yeux comme des serpents morts.

Il lui serait impossible de repartir le lendemain. Sous la pluie qui ne cessait pas, son véhicule s’était encore plus affaissé, le rétroviseur droit n’était plus qu’à quelques centimètres du sol et, Erwin en était persuadé, il n’en faudrait pas bien plus pour que cette vieille carcasse métallique se retourne. Il s’écarta un peu de la route, à présent noyée de pluie et de boue, de peur qu’un voyageur égaré ne le surprenne en train de vidanger sa vessie.

Shaya l’attendait à Sidhr, le lendemain, dans l’auberge au centre de la petite ville, près de la fontaine aux quatre jets. C’étaient les seules indications inscrites sur la note déposée la veille, sous sa porte. Par qui ? Sûrement pas par Shaya elle-même. Shaya ne se déplaçait pas pour ces basses besognes. Bien assez d’hommes étaient prêts à accomplir ses moindres désirs.

Erwin conclut qu’il finirait le chemin à pied. Ce serait inévitable. Près de quatre heures de marche l’attendaient. Il faudrait alors partir tôt. Très tôt, même. Bien avant l’aube, pour espérer arriver à l’heure prévue. Shaya n’attendait jamais. Son temps valait bien plus que celui de tous les disciples réunis. De plus, il était rare que l’un des leurs (qui plus est un homme d’à peine vingt-trois ans) reçoive une convocation personnelle pour une séance de keito en duo, cette technique de méditation intense, visant à entrer en communion avec l’esprit de la nature et de ses habitants, qu’ils soient humains ou animaux. Erwin était fier de cette invitation. Il se voyait élevé au rang de disciple de premier ordre, comme Bastien ou Yaren, qui n’avaient d’yeux que pour Shaya. Ces idiots croyaient peut-être que répéter ses précieux conseils leur serait suffisant pour espérer séduire cette femme aux qualités bien supérieures à la norme ?

Erwin tenta de repousser l’image de ces deux guignols prétentieux. Le froid mordait comme jamais. Le jour était sur le point de décliner et la tempête loin de s’arrêter. Sous cette pluie battante, il prit le chemin en direction du véhicule. Il s’était un peu trop enfoncé dans les fourrés, et le retour se montra hasardeux. La vessie soulagée, mais l’esprit chahuté, les arbres aux longues branches détrempées bernèrent son calamiteux retour au véhicule. Erwin n’était même plus capable de retrouver la route, cette satanée route fangeuse, ou ce qu’il en restait du moins. Elle semblait s’être évaporée, noyée sous l’averse qui n’en finissait pas.

— C’est pas vrai ! hurla-t-il, plus de peur que de rage.

Il aurait pourtant juré reprendre le chemin inverse. Mais sous ces eaux, dans cette pénombre et cette peur qui le tenaillait déjà sans qu’il ne daigne se l’admettre, il lui aurait été bien difficile de différencier un bois mort d’un cadavre grouillant de vers. Au fil de ses errances et des minutes qui s’égrenaient, son teint devint encore plus pâle que d’habitude. Glacé jusqu’aux os, il maudit sa vessie. S’il ne s’était pas éloigné, il serait encore à son véhicule où tout un tas d’affaires attendait dans le coffre. Sa vieille carcasse aurait au moins servi à cela. Avant son départ, Erwin avait pris soin de préparer un sac de couchage, une couverture épaisse, deux lampes de poche, une trousse de secours et de quoi faire du feu.

Du feu...

C’est ce à quoi il rêvait le plus, en ce moment. Un feu douillet, le crépitement du bois, sa lumière protectrice, sa chaleur salvatrice. Mais tout cela se trouvait dans ce foutu coffre et il n’était même plus capable de retrouver ce Bon Dieu de véhicule !

Erwin fut traversé par une inquiétude tenace, qu’il tenta malgré lui de repousser. Puis ce fut la panique qui s’empara de son corps et de sa tête. Le visage enfoui sous sa veste, il se mit à trottiner nerveusement entre les arbres, qui semblaient comme le toiser de leurs hauts troncs à la manière d’un juge sommant une sentence, la sentence de la solitude, de l’égarement et de la perte de repères.

Et bientôt, tout, autour de lui, lui parut brutal.

Erwin se mit à courir. Plus une fuite qu’une course à proprement parler, il ne savait pas où ses pas allaient le diriger, mais pourvu que ce soit à un abri et non pas en bas d’une pente ou pire, d’un gouffre vertigineux et où il se serait certainement rompu le cou.

— Shaya, aide-moi ! dit-il dans le vide, espérant que de là où elle se trouve, son maître lui montre le chemin.

C’est pour cela qu’il se rendait à Sidhr, justement, et le voyage consistait peut-être déjà en un début d’enseignement, après tout. Une sorte de test à passer afin de prouver sa capacité à suivre cette séance intensive et personnelle. L’enseignement ne commençait peut-être pas le lendemain, mais ce soir, déjà. L’idée l’apaisa autant qu’elle lui déplut.

Il tenta de se rassurer néanmoins, prit le contrôle de ses émotions et ferma les yeux. Il éprouvait encore quelques difficultés à saisir ce que Shaya lui demandait parfois, mais sa foi et son envie demeuraient intactes.

Il entreprit d’entrer en contact avec Shaya, avec l’espoir qu’elle l’entende, puis avança à pas plus lents, plus assurés, jusqu’à se réapproprier sa confiance qu’il avait égarée, et évoluer d’une marche sûre en suivant ce que lui formulaient ses sens.

Au bout d’une heure à errer dans la nuit orageuse, Erwin aperçut un renfoncement dans la roche, aux abords d’une montagne qui disparaissait dans le ciel sombre. Il tâtonna avec précaution cette cavité, toujours plus vaste, plus étendue, puis pénétra ce qui semblait être une caverne, une caverne aussi profonde que la nuit était détestable.

Erwin n’en crut pas ses sens. Du pied, il toucha les contours d’un foyer. On avait fait un feu ici, il n’y a pas très longtemps. Une fois ses yeux secs et accoutumés à l’obscurité, il remarqua des braises mourantes entourées de suie. L’esprit survolté, il tenta, à coups de souffles précis et répétés, de raviver les braises. Plus il soufflait et plus le foyer rougissait d’espoir. À bout de souffle, mais animé de perspectives nouvelles, il parvint à faire apparaître une flamme, cette toute petite flamme qui manquait tant à ses yeux. Il amassa tout le bois sec qu’il trouva dans la grotte et, au fil de la chaleur et de la lumière qui prenaient ses aises, en amena d’autres, s’aventurant plus loin encore, plus profondément.

Occupé à ramasser et à apporter le bois restant, il ne discerna pas, dans les ombres caverneuses, une masse de poils et de griffes, l’œil ouvert, hagard, attentif aux sons, aux bruits, mais surtout, aux odeurs. L’odeur de la chair fraîche. La bête semblait affamée et accablée d’épuisement. L’attaque attendrait que l’homme s’endorme.

Oui, elle attendrait le bon moment.

Une fois au sec et le feu attisé pour quelques bonnes heures, Erwin s’installa confortablement sur un lit de mousse et de feuilles qu’il avait au préalable rapportées de l’extérieur. Il s’assura que le feu ne s’éteigne pas durant son sommeil, rajouta encore du bois, se pelotonna au coin du feu et se laissa porter par ses songes, ses espoirs, sa journée du lendemain en compagnie de Shaya, pour qui il avait le plus grand respect, si ce n’était plus, jusqu’à ce que le sommeil l’enveloppe tout entier.

La bête sortit de sa tanière et attaqua en pleine nuit, quelques heures seulement avant que l’aube n’entrouvre son premier œil. Erwin ne sentit aucune sensation, aucune douleur. Pas même lorsque les griffes de l’ours déchirèrent son dos, que ses crocs arrachèrent une partie de sa jambe, et qu’elle projeta le reste du corps inanimé aussi loin que si Erwin était fait de plumes. Le corps du jeune homme retomba sans vie près de l’entrée de la grotte, sans un mouvement, sans un regret.

Il était mort bien avant l’attaque.

Le feu s’était éteint, le froid avait finalement eu raison de lui.

Et la faucheuse était passée par là.

Lentement, le jour émergea au-delà des montagnes de l’est et les premiers rayons du soleil léchèrent l’entrée de la grotte, où un corps endormi pour toujours ne retrouverait jamais son chemin.

FIN...