(réparation) J’attends, les yeux rivés sur la ligne bleue de l’horizon qui délimite notre village du néant. Comme toutes les fois où je veux m’isoler ou observer ce monde qui me reste inconnu, je suis perchée dans mon « Arbre ». Je suis très fière de mon poste d’observation. L’Arbre, je l’ai construit moi-même. J’ai trouvé à la bibliothèque du village un livre qui représentait toutes sortes d’images de forêt comme on en trouvait avant la catastrophe. J’avais tellement envie de retrouver cette grande silhouette de bois surmontée de branches, de feuilles et parfois de fleurs, j’en rêvais et un jour l’image m’est apparue. J’ai récupéré le seul poteau qui avait survécu à la catastrophe et en me servant de tout ce que j’avais appris dans les livres et de tous les matériaux à ma disposition, j’ai reproduit mon Arbre. Je l’appelle Arbre du reste. La seule chose que je n’aie pas pu ajouter dans l’Arbre ce sont les oiseaux. Il n’y en a plus depuis longtemps chez nous. Du reste, il n’y a plus grand-chose de vivant au village, à part nous, les villageois, Robert Rob', notre maire, le Rat, et mon Oncle, ma seule famille, c’est lui.

— Kheira, où es-tu ?

— Là-haut mon oncle.

— Sale petite gamine, combien de fois je t’ai interdit de monter dans cette espèce de poteau ?

— C’est pas un poteau, c’est mon Arbre, et c’est pas dangereux, je sais monter et descendre une échelle quand même. Et pis arrête de me prendre toujours pour une gamine, j’ai 18 ans maintenant.

— Et bien, ça ne se voit pas. Si au moins tu t’habillais autrement. Et regarde-moi ces cheveux en désordre, si tu étais aussi grande que tu le dis, tu coifferais cette tignasse autrement. T’as l’air d’une gamine, c’est tout.

— C’est pas de ma faute, ce sont ces foutues taches de rousseur qui font gamine. Tiens, j’irai voir à la bibliothèque si je trouve pas des renseignements pour les enlever. Je suis sûre que je ferais plus âgée sans.

— Ne dis pas de bêtise, Kheira, tu es mignonne tout plein et je t’aime comme ça.

— Bon OK.

— Ils arrivent ?

— Non, toujours pas, ils sont en retard. Les villageois s’impatientent, ils sont prêts ?

— Tout est prêt, les tables sont dressées, les musiciens sont là aussi et ils attendent tous dans leurs beaux habits de fête. J’y retourne pour essayer de les calmer. Et puis reste donc sur ton poteau et préviens-nous dès que tu les vois.

— C’est pas un poteau, c’est...

— Allez, observe et tais-toi, j’y vais.

Aujourd’hui est un grand jour pour le village. C’est le grand jour des Brumades d’Arhane la fête sportive de l’automne. Comme tous les ans, nous organisons un grand banquet et plein de jeux et de danses pour fêter l’arrivée de l’automne même si on ne sait plus en quelle saison nous sommes. Avant la catastrophe, il paraît qu’il y avait quatre saisons, des récoltes des animaux et des plantes différentes pour chacune d’elles. Mais maintenant, tout ça n’existe plus. Le village, ce sont nos huttes de terre, la bibliothèque qui a pu être sauvée et surtout La Machine. Sans elle, nous n’aurions pas d’air pour respirer. C’est vous dire comme nous sommes entourés de désolation et de vide. On n’a même pas de quoi manger. Il faut attendre l’arrivée des Arcanis pour pouvoir se nourrir. Les Arcanis, c’est eux que je guette, perchée dans l’Arbre, le regard accroché à cette ligne bleue. S’ils ne viennent pas, pas de fête, pas de banquet. Je n’ai jamais compris d’où ils venaient, où ils trouvaient toute cette nourriture et surtout ce qu’ils faisaient de la substance extraite de la Machine. Ils arrivent toujours à quatre. Pas un de plus pas un de moins. Et surtout, je ne veux surtout pas un de moins. Car dans les quatre, il y a Alzon. Ah ! le bel Alzon, c’est mon amoureux. J’ai le droit d’être amoureuse à 18 ans malgré ce que dit mon oncle ! Alzon c’est le plus jeune des quatre. Brun, comme moi, les cheveux longs, mais bien peignés, lui, une queue de cheval surmonte son beau visage. Et ses yeux verts, comme moi, perçant mon âme quand il me regarde. On est fait l’un pour l’autre j’en suis sûre. Lui ne le sait pas, mais moi je sais qu’un jour je partirai avec lui.

En attendant, je veux être celle qui s’occupera de la Machine. Je la connais par cœur. Je pourrais la réparer les yeux fermés. Mais personne ne m’en croit capable. Sauf le Rat. Tout le monde l’appelle comme ça parce qu’avant, il paraît que les personnes qui passaient leur temps dans les bibliothèques, on les appelait « rat de bibliothèque ». Le Rat c’est notre bibliothécaire. Depuis toute petite, j’ai passé des heures à ses côtés. Il m’a appris tout ce que je sais aujourd’hui. Les livres sont la seule distraction pour le village. Après, chacun raconte ce qu’il a lu autour du feu lors de nos veillées. Et puis les livres nous ont appris toutes les techniques nécessaires à inventer plein de choses. Des microscopes, thermomètres, horloges. L’invention que je préfère c’est la longue vue. Vous comprenez pourquoi, perchée dans l’Arbre, je vois loin, plus loin que mon œil ne peut le faire. Et une autre invention aussi me plaît. Sans elle, nous serions tous nus. Vous imaginez, un village sans rien que des villageois tout nus et la Machine qui leur permet de respirer. La vieille Margot a trouvé la machine à tricoter. Avec tout ce qu’elle peut récupérer, elle nous confectionne des habits de toutes sortes. Et pour aujourd’hui, elle a fait un gros effort pour parer la centaine d’habitants que nous sommes, de costumes de fêtes de belles formes et de belles couleurs. J’aime bien ses chapeaux même si je n’arrive pas à en mettre avec cette maudite chevelure. Il paraît que quand on a une maman elle vous peigne et que c’est un geste d’amour. Je n’ai pas de maman et peu d’amour. C’est pour ça que j’attends Alzon. Je suis sûre qu’il va m’en donner beaucoup et moi aussi je lui en donnerai plein de cet amour.

— Oh ! oh ! ma petiote, tu es là-haut ?

— Le Rat ! Je suis là.

— Tu les vois arriver ?

— Toujours pas. Ne t’inquiète, pas dès que je les aperçois, je cours vous prévenir.

— Ne cours pas trop vite, je ne veux pas que tu tombes, je tiens à toi moi.

— Ça va aller, le Rat. Mais pourquoi tout le monde me prend pour une gamine aujourd’hui ?

— Tu sais, c’est un grand jour et tout le monde est impatient de voir arriver les Arcanis, nous sommes tous un peu sur les nerfs. Mais tu sais que je connais tes qualités, je sais de quoi tu es capable. Allez, je retourne à la Machine. J’ai l’impression qu’elle est un peu fatiguée cet après-midi. Elle toussote bizarrement.

— Oh ! le Rat, laisse-moi y jeter un coup d’œil, s’il te plaît !

— Tu sais bien que l’Oncle et Rob’ ne veulent pas. Et ton oncle ne tient pas à te mettre en prison parce que tu as approché la Machine.

— Ça va, je sais, c’est bon. Laisse-moi guetter maintenant, puisque c’est la seule chose que je suis capable de faire...

— Ne boude pas, petiote, un jour tu l’approcheras.

Ça y est ! Les voilà ! J’ai failli en tomber quand j’ai vu approcher leurs quatre silhouettes. Même de loin, ils me paraissent très grands dans leurs longues robes blanches brodées d’or et toujours ce long manteau gris clair avec la capuche qui leur cache le visage jusqu’au moment où vous vous retrouvez sous leur nez. Là, vous voyez leurs traits, sévères, hautains. Ils peuvent se le permettre, sans eux nous n’aurions rien à manger. Alors voilà, ils font les fiers, les importants. Un jour, je trouverai un moyen de nourrir le village sans leur aide. Mais on a encore besoin d’eux maintenant.

J’attends un peu qu’ils se rapprochent. La brume brunâtre les accompagne toujours comme un arc protecteur au-dessus de leurs silhouettes. Ils tiennent dans leurs mains des cornes d’abondance d’où, je le sais, couleront victuailles et breuvages que les villageois attendent avec tant d’impatience pour leur ripaille. J’entends déjà les sons de leurs cornegidouilles et harpillettes qui les précèdent, les protégeant de tout danger. Ils tiennent tous, serré contre leur corps, leur strobule qui pourrait m’atteindre même à cette distance et me désintégrer en une seconde si je faisais un geste trop brusque.

Malgré leurs silhouettes identiques perdues dans la brume, je reconnais Alzon. Qu’il est beau, fier comme un coquillon et je m’imagine qu’il m’a vue et me regarde et n’a qu’une hâte, me retrouver. Mais c’est pas le moment de rêvailler à mes amours.

En un quart de seconde, grâce à ma super poulie couplée à ma platine à rouet, que j’ai appelée Accenceur, me voilà au pied de l’Arbre et, en encore moins de temps, me voilà sur la place du village. Tout le monde attend, bien rangé, bien propre. Rob’ en tête, suivi de son cercle de décision. Les villageois sont tout endimanchés. Ils sont beaux. Oncle vient à ma rencontre.

— Ils sont là, ils arrivent... vite, allez chercher le chaudron.

— Kheira, tu es sûre, ils sont bien là, tu as vu des victuailles ?

— Non, monsieur Rob’, juste les cornes d’abondance.

— Et ils ont l’air de quelle humeur ?

— Comme d’habitude monsieur Rob’. Toujours aussi péteux.

— Kheira ! Je t’interdis de parler comme ça.

— Mais... mon Oncle

— Tais-toi. Ce n’est pas le moment. Sois sérieuse. Il ne faut pas leur déplaire, on a trop besoin d’eux aujourd’hui.

Je sens que tous les villageois me regardent d’un air réprobateur. Je me tais et attends l’arrivée des Arcanis que l’on voit aborder le dernier virage avant la place du village.

À leur arrivée, la sphère en verre plat qui protège le village se recouvre de la brume brunâtre, l’atmosphère se couvre de fines particules ocre, l’air s’assombrit. Les villageois se ratatinent devant la puissance qu’exercent les Arcanis. Pour se rassurer, ils tripotent leurs horloges portables comme si le temps pouvait les protéger. Les Arcanis toujours aussi droits et hautains avancent d’un pas lent et lourd vers le maire. Ce dernier essaie désespérément de cacher sa masse ronde et boulotte derrière son cercle de décision. Le silence se fait. J’observe tout ce manège et me dis qu’il y a vraiment quelque chose d’injuste dans cette situation. Pourquoi a-t-on tant besoin d’eux ? S’ils trouvent à manger, nous pourrions aussi ? Et pourquoi nous tiennent-ils avec la substance ? Qu’est ce que la Machine recrache d’aussi précieux pour les Arcanis ?

De toute façon, pour l’instant tout ce qui m’intéresse, c’est d’attirer l’attention d’Alzon sur moi. Je gonfle mon torse, repousse mes cheveux pour que mes yeux verts interpellent les siens. Nos regards se croisent un instant, juste un petit instant et mon cœur se met à battre comme le cœur de la Machine. Un toc-toc incessant qui gonfle et résonne. La voix du chef des Arcanis me sort de ma rêverie.

— Holà ! braves gens, nous espérons que tout va bien pour vous.

— Holà ! Grand Chef arcani, sois le bienvenu, moi-même et mes villageois vous souhaitons la bienvenue.

— Cessons-là ces palabres inutiles et entrons dans le vif du sujet. Comment va la Machine ? Rien à signaler de ce côté-là ? Où est la Substance ?

— Tout va bien, Chef arcani. Nous n’avons pas subi d’attaques depuis votre dernier passage. Les alarmes fonctionnent. Tout va bien, je vous rassure.

— Ne tournez pas autour du pot. Vous savez très bien que c’est la substance qui nous intéresse et vous savez très bien que sans elle vous n’aurez pas vos provisions. Alors ?

J’écoute ses paroles. Je ne l’aime vraiment pas. Pour qui se prend-il ?

Trois villageois surveillés de près par mon oncle arrivent et déposent le chaudron aux pieds des Arcanis. Ils se plient jusqu’à terre et se reculent de quelques pas.

— Alzon, ôte le couvercle du chaudron.

— Bien, Chef !

— Je t’ai dit d’ôter le couvercle

— Ce que j’ai fait, Chef.

— Alors, pourquoi je ne vois rien ?

— Monsieur Rob, pourquoi mon Chef ne voit rien ?

— Mais... mais... Ce n’est pas possible, la Machine remplit régulièrement un chaudron par jour. Laissez-moi regarder.

En effet, le chaudron est presque vide. Je vois notre maire pâlir et se ratatiner encore plus derrière son cercle de décision. Le pauvre, je l’entends suer et balbutier.

— Ce n’est pas de sa faute.

— Quelle est cette gourgandine qui se permet de m’adresser la parole ?

— Je m’appelle Kheira et je connais très bien la Machine. Elle recrache toujours la substance. Si elle ne l’a pas fait, c’est qu’elle a un problème. Je veux bien aller voir.

— Kheira ! Tais-toi. Ne t’approche pas de la Machine, je te l’ai déjà dit et je ne veux pas te mettre en prison. Où sont les ouvriers ? Allons voir ce qui se passe.

L’ambiance se refroidit sur le village. On sent la peur s’insinuer partout. Les habits de fête ont l’air triste. Une délégation se forme autour de l’Oncle et se dirige vers la Machine. Je les suis. Elle est là Mémère, dans toute sa splendeur, rutilante, ronronnante. Les six ouvriers sont déjà à l’œuvre. Ils vérifient les pistons, huilent les engrenages, regardent à travers le hublot. Mémère, impassible dans son habit flamboyant de cuivre, continue à ronronner tranquillement. Tout a l’air normal. Je me faufile à travers la foule agglutinée aux portes de la Machine. J’arrive, sans que personne ne s’en rende compte, à entrer dans la zone interdite de Mémère. Dehors les Arcanis commencent à perdre patience. Ils invectivent les villageois, le maire, mon oncle. Moi, j’essaie de comprendre pourquoi Mémère ne sort plus de substance. Pas un reflet violet dans son alambic. Pas une goutte de liquide ne sort de son ventre. Je m’approche du hublot. Les ouvriers sont si occupés qu’ils ne me remarquent pas. Je penche ma tête contre la vitre et là !

Un hurlement retentit. L’alarme ! Les gnomines, ces créatures maléfiques, seraient en train de nous attaquer ? Le dôme de protection commence à se baisser sur le village, enclenché par les Arcanis. Dans un réflexe de survie inné, les villageois, comme un seul homme, se mettent à courir, à s’éparpiller le plus vite possible pour rejoindre leur hutte, geste si souvent répété, alerte si souvent entendue...

Cette fois-ci, je refuse de les suivre. Je voudrais tellement prouver que je suis capable de comprendre ce qui arrive à la Machine. J’aimerais tellement montrer que je suis capable de la réparer. J’oublie tout. L’alarme, les villageois qui se sauvent pour se réfugier. De loin, j’entends le Chef arcani rappeler ses troupes. Il hurle.

— Bande de lâches, incapables. Vous n’aurez rien aujourd’hui. Pas une miette de pain. Pas une once de cervoise. Rien ! Votre fête est terminée. Allez vous réfugier. Courez comme des lapins. Vous n’aurez rien. Nous partons avant que le dôme ne se referme et la prochaine fois, si prochaine fois il y a, vous avez intérêt à ce que la substance soit dans le chaudron. Sinon vous n’aurez plus de nourriture et peut-être que si ma colère est grande, vous n’aurez même plus notre protection. Courez, fuyez. Et surtout, n’oubliez pas la substance. Cette Machine doit fonctionner, pour vous, pour votre survie.

Ses paroles renforcent ma décision. Il faut absolument que je trouve ce qui cloche. Je m’approche de Mémère, oubliant le vacarme extérieur. Le maire a disparu en même temps que le reste des villageois. Les six ouvriers sont eux aussi partis se réfugier. Je les comprends. Ils ont une famille à protéger. Ma seule famille est là, en face de moi. Au moment où je m’apprête à ouvrir le hublot, j’entends la voix de l’Oncle et du Rat me crier :

— Kheira ! Non ! Ne touche pas ce hublot !

— Pourquoi, si c’est la seule façon de réparer la Machine ?

— Tu ne sais pas tout, Kheira. C’est dangereux pour toi et pour nous tous. Les livres de ma bibliothèque ne t’ont pas tout appris. Ton oncle et moi ne t’avons pas tout dit. Tout cela ne te mènera à rien. Écoute. Ne cherche pas à comprendre. Sauve-toi pour vivre.

— Mais qu’est-ce que vous me racontez ? Sauvez-vous plutôt. Allez vous protéger comme les autres. Moi je reste ici pour m’occuper de la Machine.

Je commence à ouvrir le hublot. Son verre est brûlant. J’entends presque gémir Mémère comme si une machine pouvait souffrir. Mais je l’entends. Elle souffre. J’entre ma tête dans la Machine, j’aperçois au fond de son ventre entre deux cardans, un point lumineux. Comme deux yeux qui me fixeraient. Je m’engouffre un peu plus loin entre deux pistons. Et tout à coup, deux mains m’empoignent avec force et me tirent en arrière. Je ne peux pas résister. J’ai beau m’accrocher aux parois bouillantes, la poigne est trop forte pour moi. Je résiste encore un peu puis lâche prise, comme si quelqu’un avait endormi tous mes muscles. Je me laisse faire et rapidement me retrouve dehors au cœur du village. Je me sens portée, fatiguée. Il n’y a plus personne autour de moi. Mon oncle, le Rat, tous ont disparu.

Enfin, j’arrive à tourner la tête pour essayer de comprendre ce qui m’arrive. Qu’est-ce qui m’arrache comme ça du sol en me laissant pantelante comme sans vie, incapable de bouger ou même de comprendre ce qui se passe ?

Deux grands yeux verts me dévorent. Alzon.

Je me laisse emporter. Le moment de quitter le village serait-il arrivé ?

Je ne sais pas.

Ce dont je suis sûre c’est qu’à cet instant précis, je ne veux plus réfléchir. Juste me laisser porter par le destin. La vie m’attend.