(machine) Au-dehors, tout était calme. Il faisait noir comme dans un four : c’était une nuit sans lune. Kheira se demanda comment son village pouvait être si paisible alors que les jours de ses habitants semblaient comptés. Cet après-midi, les Arcanis avaient annulé la Récolte qui devait avoir lieu ce soir. Robert, le maire, les avait fait tous rassembler sur la place du village, au beau milieu des maisons de pierres aux toits de chaume. D’un air grave, il avait déclaré les festivités de la Grande Récolte annulées. Kheira n’en avait pas cru ses oreilles. Elle n’imaginait pas une nouvelle lune sans chants, danses, festins et offrandes. C’était la tradition depuis la création du village quelques générations plus tôt. Robert n’était pas passé par quatre chemins : la Machine était en panne, et tant qu’elle ne serait pas réparée, il n’y aurait pas de Récolte. D’ici là, il ordonnait à tous de rester chez soi, avec interdiction formelle de sortir et avec pour consigne de condamner toutes les issues jusqu’à nouvel ordre. Les villageois s’étaient tus et avaient obtempéré sans broncher.

Seule Kheira avait cherché à en savoir plus, mais Robert avait tourné les talons et ses questions étaient restées sans réponse. Combien de temps leur restait-il avant que l’air qui les environne ne devienne irrespirable et que l’eau de leur puits ne devienne toxique ? Et combien de temps le village pourrait-il se passer des vivres apportés par les Arcanis les jours de la Récolte ?

Ce n’était pas la première fois que la Machine tombait en panne, mais d’ordinaire, tout se réglait rapidement. En temps normal, la fête de la Grande Récolte n’aurait jamais été annulée. Si les Arcanis avaient jugé qu’il n’y avait rien à récolter, cela signifiait que la Machine n’avait plus rien à produire depuis un moment déjà. La dernière Récolte remontait à trois jours... Kheira avait le sentiment qu’il fallait faire vite.

Elle tendit l’oreille. Plus aucun bruit ne lui parvenait de l’autre pièce. Son oncle passait ses nuits à veiller sur la prison et sa tante devait probablement, à l’heure qu’il est, s’être endormie devant le feu de cheminée, son métier à tisser à la main.

Il fallait à tout prix qu’elle tente de réparer la Machine. Elle aurait voulu interroger les six techniciens, mais ils étaient introuvables ce soir, ils devaient tous être dans le Temple, affairés à trouver une solution. Il fallait qu’elle les aide, elle le sentait, quitte à risquer de se faire emprisonner.

Elle avait un plan : il suffisait qu’elle s’introduise chez Mélyne. Son père avait dessiné les plans du Temple et elle lui avait un jour révélé qu’il en possédait secrètement un double des clés. Elle glissa quelques outils dans les poches de la salopette qu’elle s’était elle-même cousue dans un tissu sombre : toutes sortes de crochets et pinces en acier, une équerre en bois, un petit couteau. Avec détermination, elle noua sa chevelure noire et ondulée en une longue tresse, pour ne pas avoir les cheveux dans les yeux, comme souvent lorsqu’elle s’apprêtait à inventer un nouvel objet ou s’attelait à une réparation particulièrement minutieuse.

Kheira pénétra sur la pointe des pieds dans la pièce principale, passa devant la vieille femme endormie dans le fauteuil et en silence, enflamma sa torche dans la cheminée. Sa tante continuait de respirer profondément lorsqu’elle sortit de la petite maison. La jeune femme huma l’air, suspicieuse, mais ne lui trouva pas d’odeur inhabituelle. Mais la toxicité avait-elle seulement une odeur ? De toute façon, elle n’avait pas vraiment le choix que de sortir de chez elle si elle voulait agir... Elle traversa le village en rasant les murs, espérant ne pas tomber sur la patrouille.

La maison de Mélyne et son père était l’une des plus grandes du village et se tenait près du Temple. Mélyne y avait sa propre chambre. Kheira s’approcha de la fenêtre et y tapa trois coups brefs. Son amie ne tardait jamais à venir lui ouvrir. Mais cette fois, la fenêtre demeura close. À l’intérieur, elle avait du mal à distinguer quelque chose. À la hâte, elle fit le tour de la maison et tourna la poignée de la porte qui, par chance, ne lui résista pas. Lorsque Kheira pénétra discrètement dans la chambre de Mélyne, elle faillit lâcher sa torche. Au beau milieu de la pièce se tenait un gigantesque aquarium aux montants de cuivre dans lequel elle découvrit son amie immergée. Au travers de la vitre, Kheira pouvait apercevoir ses cheveux blonds flotter, son visage aux yeux clos. De sa robe noire dépassait une queue de poisson. Horrifiée, Kheira se précipita près du gigantesque aquarium et frappa à la vitre.

— Mélyne !

La créature sous-marine ouvrit les yeux et de petites bulles d’air s’échappèrent de ses narines. Elle était vivante ! Mélyne mit sa main sur la vitre, comme pour toucher celle de Kheira.

— Que s’est-il passé ? Parle-moi !

La sirène secoua la tête d’un air désespéré.

— Par tous les dieux, Mélyne... Dis-moi comment t’aider, souffla Kheira, les larmes aux yeux.

Une voix s’éleva dans son dos.

— Il est trop tard, Kheira. On ne peut plus rien pour elle.

La jeune femme fit volte-face. Le halo de sa torche éclaira un grand homme dont la moustache noire était recourbée à ses deux extrémités. Elle reconnut Méphistos, le maître des lieux.

— Que lui est-il arrivé ? s’écria Kheira.

L’homme leva un regard profondément triste vers l’aquarium où nageait sa fille.

— L’eau du puits... commença-t-il. Elle n’est plus purifiée. J’ai retrouvé Mélyne ce matin, agonisant près de la cruche à laquelle elle venait de boire. Quand j’ai vu que ses jambes s’étaient transformées... j’ai compris qu’elle ne survivrait qu’immergée dans l’eau.

La mâchoire de Kheira se serra.

— Il faut prévenir le reste du village !

— Robert est déjà au courant. Il affirme qu’il ne sert à rien de semer la panique et m’a ordonné de n’en parler à quiconque, la coupa Méphistos.

La clé. Elle était venue pour cela. Pénétrer dans le Temple et réparer la Machine, elle s’en sentait capable et dès que la Machine fonctionnerait à nouveau, tout serait à nouveau purifié et peut-être alors que tout rentrerait dans l’ordre.

— Votre clé du Temple. Il me la faut, dit Kheira d’une voix ferme.

Elle aurait voulu trouver une formule plus convaincante, mais dans l’urgence, c’est tout ce qui sortit de sa bouche. L’homme moustachu semblait hésiter, le regard perdu.

— Je vous en prie. Vous savez que je suis capable de la réparer. Bon sang, notre village est en péril... insista-t-elle, devenue hargneuse. Au diable les règles ! Pourquoi ne me laisse-t-on pas essayer de réparer cette foutue machine ?

Méphistos consulta sa fille du regard qui, dans sa prison de verre, approuvait d’un hochement de tête les paroles de la jeune femme en salopette. Il soupira et disparut un instant dans une autre pièce. Quand il revint, il tenait en main une clé d’or et un plan.

Kheira s’en empara et ferma les yeux pour mieux retenir tous les conseils du père de son amie : la clé ouvrait la petite porte de l’arrière du Temple, deux tours à droite, pousser fort. Il fallait attendre que la ronde de minuit soit passée.

Elle n’eut pas longtemps à patienter avant que toutes les horloges du village ne se mettent simultanément à sonner douze coups. Kheira observa par la fenêtre les quatre Arcanis passer près du Temple, lentement, à la lumière de leurs torches, leurs visages dans l’ombre de grandes capuches noires. Dès qu’ils se furent éloignés, la jeune femme quitta la pauvre Mélyne et son père pour rejoindre le Temple à pas feutrés.

Mais à peine était-elle sortie de la grande maison qu’elle tomba nez à nez avec... un animal. Comment appelait-on cela déjà, à l’extérieur ? Une limace ? Non, il avait une coquille, ce devait être un escargot. Elle recula d’un pas, effrayée, trébucha et tomba en arrière. N’osant se relever, elle observa avec dégoût l’animal baveux glisser vers elle dans un bruit de succion. Elle devait veiller à ne surtout pas le toucher. Elle n’avait jamais vu d’animaux ailleurs que dans les ouvrages de la bibliothèque du village et cela ne lui annonçait rien qui vaille. Elle avait toujours cru que les escargots pouvaient tenir dans la paume d’une main, mais c’était loin d’être le cas de celui-ci, qui atteignait la taille d’un enfant de cinq ans. D’où pouvait-il provenir ? Avait-il réussi à franchir les murs d’enceinte ? On enseignait aux habitants du village qu’au-delà de ces murs qui semblaient s’élever jusqu’au ciel se trouvait ce qu’on appelait la faune et la flore : tout un tas de plantes et d’animaux, dont on se nourrissait autrefois — tous hautement toxiques aujourd’hui. Aucun des villageois ne se risquerait jamais à ingérer autre chose que les plats déjà cuisinés que leur apportaient les Arcanis tous les trois jours en échange de plusieurs bidons de cette étrange substance que la Machine extrayait de l’air lors de la Récolte.

Kheira se releva en frottant son coude endolori, tout en lorgnant toujours d’un œil le gastéropode avec une fascination mêlée de crainte, lorsqu’elle vit la porte de la maison voisine s’ouvrir. C’était Shaya, qui devait l’avoir aperçue depuis sa fenêtre. Elle tenait dans ses bras son nourrisson endormi. Kheira se précipita vers elle :

— Ne sortez pas, c’est dangereux ! s’écria-t-elle.

Elle vit la bouche de Shaya s’ouvrir et ses lèvres remuer, mais rien ne s’en échappa hormis trois papillons colorés. Kheira fronça les sourcils. Tout devenait si étrange... Oubliant l’escargot qui poursuivait sa route à travers le village, elle s’approcha plus près de Shaya. Une sueur froide commençait à lui dégouliner le long du dos. À la lueur de sa torche, elle s’aperçut que le nourrisson avait un teint inhabituel. Sa poitrine se soulevait à un rythme régulier, mais sa peau était... bleu foncé. Kheira porta une main à sa bouche et étouffa un cri.

— Qu’est-ce que... ?

Derrière Shaya apparut le corps d’un homme et Kheira reconnut la blouse grise d’horloger d’Erwin. Mais lorsque son regard croisa le sien, elle hurla. Si c’était bien là le corps d’Erwin, c’était la tête d’un cerf qui était posée sur ses épaules. L’homme-cerf voulut parler, mais Kheira s’enfuit à toutes jambes. Était-elle en plein cauchemar ? Oui, c’était sûrement ça, elle allait se réveiller d’une minute à l’autre et se traiter d’idiote d’avoir cru à un rêve aussi absurde... Pourtant, tout avait l’air si réel ! Les habitants du village avaient-ils tous été contaminés par l’eau impure ? Les dieux s’étaient-ils fâchés de l’absence d’offrandes de ce soir ?

Elle arrêta sa course à quelques mètres de là, à l’abri entre deux maisons de pierres, et tenta de reprendre ses esprits. Elle était ici pour entrer dans le Temple. Réparer la Machine. Oui. Elle ne devait se laisser distraire par rien d’autre. Réparer la Machine...

Avec difficulté, Kheira s’avança vers le grand bâtiment de pierre sculptée à l’effigie des quatre Arcanis fondateurs du village. Elle perçut un bruit au-dessus de sa tête, comme un froissement. Quand elle leva les yeux, elle vit plusieurs femmes du village, qui se déplaçaient en l’air, gracieuses, donnant à la scène des allures de ballet aérien. Leurs têtes étaient coiffées de fleurs roses. Kheira se prit la tête entre les mains. Elle rouvrit les yeux. Les femmes étaient toujours là, en lévitation, et lui souriaient.

Le souffle court, Kheira atteignit le Temple à la hâte. Il devenait plus qu’urgent d’agir avant que tout le monde ici ne soit intoxiqué. La petite porte dont lui avait parlé Méphistos se tenait là, devant elle. Mais elle avait beau fouiller ses poches, elle ne remettait pas la main sur la clé. Elle avait dû l’égarer dans sa chute. Le temps pressait, elle n’avait déjà que trop traîné. Elle planta sa torche dans la terre, plongea de nouveau la main dans la poche de sa salopette et en tira un outil assez effilé pour qu’elle puisse l’introduire dans la serrure. Kheira tira la langue, concentrée, et tout ce qui l’entourait — créatures étranges et autres mutants — disparut de son champ de vision. Après quelques essais infructueux, la serrure céda.

Elle se trouvait à présent dans le vestiaire sombre des six Élus comme elle les appelait en son for intérieur, ces six villageois en charge de l’entretien et la réparation de la Machine. Personne ne les connaissait réellement : ils se mêlaient peu aux autres habitants du village, et une aura de mystère entourait leurs activités à l’intérieur du Temple. Personne n’avait le droit de s’approcher de la Machine ni de poser la moindre question à propos de son fonctionnement, au grand dam de Kheira...

Elle tourna avec précaution la poignée de la seule porte qu’elle trouva pour sortir du vestiaire et l’entrouvrit. Une forte lumière l’aveugla. Quand ses yeux se furent accommodés à la luminosité, elle distingua de grands drapés blancs qui descendaient du plafond et encadraient la précieuse Machine, perchée sur un autel qu’on atteignait en gravissant trois grandes marches de marbre.

Enfin, elle la découvrait. Elle n’était pas aussi gigantesque qu’elle l’avait imaginé. Son alliage aux reflets cuivrés reluisait et le hublot central laissait entrevoir des rouages bien huilés. Mais ses pistons étaient à l’arrêt et il régnait dans la grande salle au haut plafond un silence de mort. Les six ouvriers qui l’entouraient portaient des combinaisons très blanches et brillantes, qui semblaient avoir été conçues à partir d’un matériau inconnu de Kheira — cela ne ressemblait en rien à du tissu. Elle fut particulièrement intriguée par les sortes de couvre-chefs à hublots qu’ils portaient tous sur la tête. En observant leurs mains et leurs gestes, elle remarqua que tous maniaient des outils étranges qu’elle n’avait jamais vus. Et quelle pouvait bien être cette source de lumière qui rayonnait comme un soleil au-dessus de la machine ?

Cachée derrière un des nombreux drapés du Temple, Kheira observait la scène, réfléchissant à une stratégie pour approcher de plus près la Machine. Devant elle, deux ouvriers conversaient entre eux. Elle tendit l’oreille.

— On a changé déjà tellement de pièces depuis hier... Si tu veux mon avis, Mémère est foutue. En fin de vie.

L’autre soupira.

— J’en ai bien peur aussi. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ?

Alors qu’il parlait, Kheira vit avec horreur la combinaison du technicien se percer et en sortir une forme vert foncé. Une queue d’alligator lui poussait au derrière. Sans plus réfléchir davantage, la jeune femme surgit de sa cachette, ses outils à la main.

— Le temps presse ! Les mutations se multiplient, s’exclama-t-elle aux deux hommes. Laissez-moi jeter un œil à la Machine.

Les ouvriers se retournèrent vers elle, sidérés.

— Mais... qu’est-ce qu’elle fait là... ?

Kheira se précipita sur la Machine et se mit à observer chaque rouage, chaque piston. Comment diable allait-elle s’y prendre pour en comprendre le fonctionnement en si peu de temps ?

Un bruit strident retentit : un des ouvriers venait de donner l’alerte. Les six ouvriers se jetèrent sur elle et la plaquèrent au sol. Kheira avait beau lutter, crier et se débattre, ils ne voulurent rien entendre.

Quelques minutes plus tard, Robert, le maire, fit irruption dans le Temple, suivi de deux hommes de son cercle de décision. Kheira eut du mal à le reconnaître : il avait troqué son costume officiel contre la même combinaison blanche que les ouvriers et son visage d’ordinaire si sympathique trahissait à présent l’agacement et... la peur.

— Vous savez quel sort on réserve à ceux qui s’amusent à pénétrer ici ? lâcha-t-il d’une voix qu’il espérait ferme après avoir dévisagé Kheira durant une longue minute. Vous êtes pourtant bien placée pour le savoir, puisque votre oncle tient la prison. Et ne pensez pas en être exempte : ici, les règles sont les règles.

— Je voulais simplement aider... Nous sommes tous en danger, alors s’il y a la moindre chance que je puisse aider à réparer la Machine avant que nous ne nous transformions tous en animaux, je...

Kheira n’eut pas le loisir de terminer sa phrase, coupée par le maire :

— En animaux... ? Mais enfin, de quoi parle-t-on ?

À travers le hublot qui entourait la tête du maire, elle put lire l’incompréhension se peindre sur son visage.

— J’ai vu Mélyne à demi transformée en poisson, Erwin avec une tête de cerf, et maintenant cet homme avec une queue de crocodile... Sans compter tous les autres ! expliqua Kheira en désignant l’appendice à écailles de l’un des ouvriers.

Des murmures s’élevèrent autour d’elle.

— Kheira... êtes-vous sûre que vous allez bien ? Cet homme n’a pas plus de queue de crocodile que je n’ai d’oreilles de lapin.

À ces mots, deux oreilles poussèrent sur la tête du maire et déchirèrent son étrange couvre-chef à hublot. Kheira désigna du doigt l’étrange mutation et Robert comprit.

— Hallucinations ?

Les hommes qui l’entouraient opinèrent du chef à ce verdict.

— Messieurs, c’est encore plus grave que nous le pensions : l’air doit avoir atteint un taux de toxicité élevé. Espérons qu’elle soit la seule à avoir enfreint la consigne de confinement... lâcha-t-il en soupirant.

Kheira secoua la tête.

— Non, ce n’est pas possible...

Est-ce que cela signifiait que tout ce qu’elle venait de voir et de vivre n’était pas la réalité ? Allait-elle mourir ? Elle aurait voulu crier ces questions, mais aucun son ne franchit ses lèvres.

Robert fit signe aux deux hommes qui l’accompagnaient d’emmener la jeune femme.

— Emprisonnez-la pour vingt-quatre heures dans la cellule de quarantaine et administrez-lui l’antidote. Elle devrait être totalement désintoxiquée d’ici là.

L’un des hommes, celui qui venait de se transformer sous ses yeux en grand singe, la hissa sur son épaule. Kheira se débattit, mais sa tête la faisait souffrir et elle vit ses mains se couvrir de pois jaune et rouge. Des larmes de rage perlèrent aux coins de ses yeux tandis qu’impuissante, à l’envers sur l’épaule de l’homme-singe, elle ne pouvait détacher son regard de la Machine aux pistons et rouages si rutilants, auréolée de lumière divine.