(machine)

Arrivée au repère de Tom, à son grand étonnement celui-ci n’y était pas. Kheira en profita pour revoir le plan. Il était simple, mais devait être efficace. Pour aller chercher la substance produite par la machine, ils devaient se faufiler jusqu’à l’extrémité nord du village. Là-bas se vident les égouts du bâtiment qui abrite cette grosse Mémère. Elle eut un petit sourire en coin, cela lui plaisait de la nommer comme les ouvriers. Kheira avait alors l’impression d’appartenir à leur famille, d’être une des leurs. Une fois arrivés, ils n’auraient alors plus qu’à remonter par les canalisations pour pénétrer dans le bâtiment et atteindre leur but. Tom lui avait dit qu’un seul échantillon de la substance serait suffisant, mais ce qui l’intéressait au fond, c’était de pouvoir approcher quelques instants la machine et observer son mécanisme. Elle n’avait jamais pu voir cette grande bâtisse que de l’extérieur et il était de plus en plus difficile pour elle de le supporter.

De loin, le bâtiment pouvait paraître anodin, il était même un peu laid, pensa-t-elle. Bien sûr, il était énorme et il serait impossible d’arriver au village sans le voir. Il trônait au milieu de la place. On ne devait voir que lui à des kilomètres à la ronde, pensa Kheira un instant. Elle se souvint qu’une fois, quand elle était petite, son oncle lui avait raconté l’histoire d’un homme perdu dans une immense marre d’eau. Une marre tellement grande qu’on ne pouvait apercevoir les rivages. Parfois, il se passait des semaines entières avant que l’homme n’aperçoive le plus petit être vivant. Cet homme recherchait désespérément son village et traversait des aventures extraordinaires pour cela. Kheira s’était alors rassurée en se disant que si un jour il lui arrivait la même chose, le bâtiment lui montrerait toujours le chemin de sa maison. Mais la Machine, elle, elle ne l’avait toujours pas vue. Celle-ci représentait pourtant tous les espoirs des villageois et elle savait qu’elle pourrait l’améliorer. Elle avait toujours senti que c’était sa place. Pas juste opérer la maintenance comme les autres ouvriers, mais permettre au village de redevenir prospère en optimisant la Machine. Depuis toute petite, elle s’exerçait à ça. Elle construisait, démontait tous les mécanismes qui lui tombaient sous la main pour comprendre, avec une seule obsession : la Machine. C’était au fond la seule pour qui elle avait pu avoir de l’attachement sans craindre de la perdre.

Un instant perdue dans ses pensées, elle se souvint que Tom n’était toujours pas arrivé. Ils devaient encore aller chercher les fioles et les herbes de Grand’Ma Joe et son retard risquait de compromettre leur plan. Sans ces herbes, ils ne pourraient jamais respirer jusqu’au bâtiment qui gardait la machine. Si Tom ne se dépêchait pas, Grand’Ma Joe serait bientôt de retour de ses cueillettes nocturnes. Ils ne pourraient alors plus se servir dans son herboristerie comme ils l’avaient prévu. Surtout que Kheira aurait voulu avoir un peu de temps pour réfléchir aux plantes qui leur seraient vraiment nécessaires. Le plus compliqué n’était pas pour elle le chemin à parcourir. L’odeur des canalisations et surtout le risque toxique l’effrayaient bien davantage. L’air dans cette partie de la ville était plus vicié que dans le reste du village. Il leur faudrait être suffisamment et correctement équipés. Seule Grand’Ma Joe possédait les plantes qui pourraient leur permettre de mener leur expédition à bien. Seulement voilà, Kheira avait toujours eu un peu peur de Grand’Ma Joe et pour rien au monde elle aurait voulu se faire prendre en train de fouiner chez elle.

Grand’Ma Joe vivait recluse à la lisière de la grande forêt noire, celle où personne ne s’aventurait jamais plus. Même les Arcanis n’avaient jamais tenté de l’exploiter. Un bruit courait comme quoi ils auraient essayé dans des temps plus reculés de la déboiser, mais y auraient renoncé après avoir perdu plusieurs régiments. D’autres encore racontaient avoir vu revenir des promeneurs imprudents en charpies. Et pourtant, Grand’Ma Joe s’y aventurait pratiquement tous les soirs pour y cueillir des plantes ou trouver des racines. Les gens du village venaient la voir quand de grands malheurs s’abattaient sur leur maison, en espérant qu’elle leur fasse l’aumône d’une de ses potions. Grand’Ma écoutait alors attentivement les doléances de chacun, mais y répondait rarement. Personne ne savait vraiment ce qui la décidait. Elle pouvait tout aussi bien laisser mourir un enfant sans aucun état d’âme comme mettre toute sa science à disposition d’un vieillard. Elle offrit une fois quelques herbes à un enfant pour qu’il nourrisse les limaces avec lesquelles il était en train de jouer. Elle avait quelques jours plus tôt refusé son aide à la mère du même enfant qui était morte en couche. Ce qui était certain, c’était qu’on réfléchissait à deux fois avant de la solliciter et que personne n’osait remettre en question ses décisions.

Quand Tom arriva enfin, Kheira le trouva étrangement agité. Il puait l’oignon et son corps était couvert de griffures. Kheira s’en inquiéta, mais Tom ne répondit pas. Il lui demanda à la place, d’un ton très directif, si elle avait fini les derniers préparatifs.

— Tu rigoles j’espère ? Tu as vu ton retard ? Tu te rends compte du danger dans lequel tu nous mets ? Évidemment que j’ai tout prévu, j’ai eu cent fois le temps de tout prévoir pendant que monsieur s’amusait je ne sais où !

— Mais...

— C’est bon, laisse tomber, tu nous as fait perdre suffisamment de temps, on y va.

Sans laisser le temps à Tom de se changer, Kheira partit devant en direction de la chaumière de Grand’Ma Joe. Bizarrement, Tom restait en arrière, mais Kheira était trop fâchée pour s’en soucier.

Quand ils arrivèrent devant chez Grand’Ma Joe, cette dernière semblait ne pas être revenue de sa cueillette. À pas de loup, ils pénétrèrent dans la maisonnée, allumèrent une lampe à huile et commencèrent à chercher dans la demi-pénombre les quelques plantes qui leur semblaient nécessaires. Cet intérieur était tout à fait sinistre, surtout avec si peu de lumière. Tom resta à regarder un hibou dont il n’aurait su dire s’il était vivant ou mort. En ouvrant la porte d’un placard, Kheira trouva une lignée de bocaux remplis d’herbes et de racines qui flottaient dans un liquide noirâtre. Le tiroir situé en dessous contenait une collection de canines qui semblaient avoir appartenu à des êtres humains. Ayant réussi à se détacher du hibou, Tom se dirigea vers une porte qui semblait mener à une autre pièce, il l’ouvrit et dans un cri apocalyptique s’écroula :

— HAAAAA !!! KHEIRA !!

Sans réfléchir, Kheira attrapa une louche qui se tenait sous sa main et courut vers Tom, prête à l’attaque.

— Dégagez, être de misère, suppôt du diable !

Mais aucune réponse ne se fit.

— Il y a quelqu’un ? demanda d’un ton faussement assuré Kheira. Elle attrapa la lampe à l’huile que Tom avait laissé tomber à côté de lui, la ralluma et ils virent tous les deux que Tom venait de découvrir le plus grand des placards à balais qu’ils n’avaient jamais vus.

— Merci, Tom, pour cette aide précieuse. Maintenant si tous les êtres de la forêt ne nous ont pas entendus, on aura de la chance.

— J’ai cru voir quelque chose bouger ! C’est comme cette chouette ! Rien n’est normal ici, Kheira, les objets nous observent !

— Et bien justement, il faut que l’on se dépêche si l’on veut éviter de terminer comme eux ! Va savoir, Grand’Ma Joe les a peut-être immobilisés !

Kheira et Tom se dépêchèrent de prendre quelques plantes, mais cette fois sans trop réfléchir. Ils étaient surtout pressés de quitter l’antre de Grand’Ma Joe.

Au moment où ils allaient partir, la porte s’ouvrit et Grand’Ma Joe apparut dans l’embrasure. Il était maintenant impossible pour eux de s’enfuir. Épouvantés, le tonnerre grondait dans leurs corps et leurs membres tremblaient. Tom le premier tenta d’expliquer leur présence. Kheira enchaîna dans un brouhaha inaudible. Ce cirque dura cinq longues minutes quand Grand’Ma Joe leur somma de se taire et de s’asseoir. Elle tira une chevillette qui enclencha difficilement le mécanisme qui permit à une petite lumière de s’allumer.

Attablés, Tom et Kheira découvrirent une petite bonne femme, un peu rondouillette, les cheveux d’un blanc crémeux coincés avec un bout de bois taillé très élégamment sur le haut de la tête en un chignon parfait. Grand’Ma Joe lança une petite brique en paille dans la cheminée pour raviver le feu. Elle ajouta ensuite dans la marmite qui était suspendue dans le foyer quelques herbes et champignons qu’elle avait dans sa besace. Elle donna ensuite à manger au hibou que Tom avait longuement observé. Tom et Kheira ne savaient plus trop quoi penser. Ils ne savaient pas s’ils étaient prisonniers d’une terrible sorcière ou dans le logis d’une charmante petite vieille. Sans mot dire, Grand’Ma Joe les regarda aimablement et leur sourit comme si elle devinait ce qui les inquiétait. Elle sortit alors trois tasses, y versa le breuvage qui chauffait dans la marmite et mit sur la table quelques gâteaux.

— Alors les enfants ? Que faites-vous chez moi ?

Tom d’un signe de tête à Kheira tenta de lui faire comprendre qu’elle devait se taire. Kheira qui était d’une nature plus confiante préféra expliquer à Grand’Ma Joe leur entreprise. Malgré tout, elle n’évoqua pas leur réel but, mais se contenta de parler de ses aspirations vis-à-vis de la machine et de son désir de l’améliorer. Kheira savait que révéler qu’ils souhaitaient récupérer de la substance les mettrait dans un trop grand péril. Grand’Ma Joe les regarda profondément, chacun à leur tour, tout en trempant son gâteau dans sa tasse.

— Il est inutile que je vous rappelle les risques que vous courez n’est-ce pas ? Vous êtes bien trop déterminés pour écouter les conseils d’une vieille dame comme moi. Faites-moi plaisir cependant, laissez ici tout ce que vous avez mis dans vos poches, vous êtes ridicules.

Tom et Kheira, tête baissée, s’exécutèrent en repensant aux affreuses histoires de tous ces gens qu’elle avait laissés mourir sans ciller. Grand’Ma Joe se leva et se dirigea dans la pièce voisine. Tom et Kheira s’apprêtèrent à partir quand Grand’Ma Joe revint les bras chargés. Elle leur fournit des racines pour les protéger des odeurs pestilentielles, leur remit des capuchons contre les effluves toxiques qu’elle utilisait lors de ses excursions en forêt et une canne lumineuse qui éblouissait plus ou moins selon la force que tu employais à la cogner au sol. Au moment de partir, Grand’Ma Joe, qui avait vu les blessures de Tom, lui donna un onguent puis referma sa porte aussi froidement qu’elle les avait accueillis chaleureusement.

La nuit était bien là maintenant. Lunes et étoiles brillaient dans le ciel. Là-haut, tout avait l’air si pur. Tom qui marchait derrière, observait l’onguent en pensant à Grand’Ma. Il était encore tout étourdi de cette chaleur qui se dégageait d’elle. Il se dit même que s’il n’avait l’onguent dans les mains, il pourrait se demander s’il n’avait pas rêvé. Il en était là de ses réflexions quand Kheira l’arrêta. Ils étaient arrivés aux égouts. L’odeur ne trompait pas. Ils enfilèrent alors leurs capuchons et calèrent la petite racine de Grand’Ma Joe sur leurs molaires.

Ils commencèrent à avancer dans les détritus et les immondices. Partout autour d’eux ils sentaient des choses bouger et même les pincer. Il était difficile pour l’un et l’autre d’avancer sereinement. La situation était bien plus détestable qu’ils ne l’avaient imaginée. Ils ne voulaient pas encore utiliser la canne lumineuse de peur de se faire repérer. Tom avançait devant en tenant Kheira par le bras. Lui essayait de dégager le chemin avec la canne et elle donnait le plus de coups de pieds possible aux vermines qui les entouraient. L’une d’elles, plus téméraire, croqua Kheira avec ses dents acérées. Dans un hurlement de douleur, Kheira essaya de se défendre, voulut éloigner la bête, mais ne réussit qu’à pousser Tom dans un gouffre. Tous deux tombèrent dans ce profond trou. Kheira se saisit immédiatement de la canne, tapa au sol et s’aperçut qu’ils étaient coincés dans un broyeur à déchets. Affolés, ils essayèrent de grimper aux parois, mais rien n’y faisait. Leurs capuchons commençaient à fondre aussi vite que leur chance de survie. Paniqué, Tom commença à déballer tout ce qu’il y avait autour de lui.

— Cherche ! criait-il

— Mais cherche quoi, lui répondit Kheira pétrifiée

— Une corde, quelque chose pour faire une corde !

Ils se mirent tous deux à la recherche d’une corde qu’ils ne tardèrent pas à trouver. Tom prit ensuite la canne comme harpon malgré le refus de Kheira qui craignait de perdre canne et lumière. Tom réussit à la lancer en dehors du broyeur et grimpa le long des parois. Kheira vit alors un rat s’attaquer à la corde. Elle hurla pour prévenir Tom tout en espérant faire fuir l’animal. Hélas ! Tom tomba et ils se retrouvèrent cette fois dans le noir le plus total. À bout de nerfs, Kheira fulmina après Tom. Tentant de réfléchir dans une ambiance au plus bas, Tom s’énerva également et se cogna le pied contre une pierre. En une seconde, Kheira se calma aussitôt.

— Sur quoi t’es-tu cogné ?

— Vu comment je me suis fait mal, ça devait être une pierre.

— Ne bouge plus et remets-moi cette pierre, c’est peut-être notre dernière chance !

Kheira l’attacha alors à ce qu’il restait de corde, la lança et grimpa à son tour. Tom essaya également de grimper, mais sans succès. Entre toutes ses griffures et la terrible douleur qu’il ressentait maintenant au pied, il n’avait plus de force. Il repensa alors à l’onguent de Grand’Ma Joe et espéra ne pas l’avoir perdu dans sa chute. L’onguent était toujours dans sa poche et il se précipita pour frotter ses blessures et rejoindre Kheira.

Heureux de se retrouver, leur joie ne persista pas longtemps. Ils continuèrent à avancer dans les canalisations sombres et froides qui sentaient la mort. Arrivés à une intersection, ils décidèrent de suivre à gauche des lumières qui semblaient leur indiquer la fin de leurs ennuis. De plus, les canalisations à droite paraissaient impraticables. En approchant des lumières, un étrange souffle se mit à caresser leurs visages. Intrigué, Tom donna un coup de canne puissant au sol pour apercevoir ce qui s’engageait devant eux. Ils découvrirent face à eux un énorme rat, d’au moins dix fois leur taille. Sans attendre, ils coururent en sens inverse, poursuivis par le rat. Arrivés à l’intersection, ils tournèrent à droite en espérant que le rat ne pourrait pas les suivre. En effet, les canalisations s’étant rétrécies, il fut bloqué, mais Tom et Kheira devaient maintenant avancer à quatre pattes, essoufflés et sur un sol visqueux. À bout de force, ils arrivèrent dans une impasse. Un mur se trouvait devant eux et il leur était impossible de reculer à cause du rat. Kheira s’aperçut que d’étranges petites bêtes se faufilaient à travers le mur. Elle décida alors d’essayer de le faire tomber. Elle se jeta dessus à corps perdu avec toute la force qui lui restait, mais sans succès. En l’éclairant, Tom vit qu’il y avait une poignée.

— Kheira, regarde !

— Attends, j’y suis presque !

Tom tourna alors la poignée et dans un magnifique roulé-boulé Kheira se retrouva nez à nez avec la Machine.

Le souffle court devant la beauté de la Machine, Kheira resta émerveillée à peine quelques secondes devant la finesse et la complexité des mécanismes. Immédiatement, elle commença son démontage. Elle voulait savoir. Mais Tom la coupa net : il fallait se dépêcher pour extraire la substance de la machine. Dépossédée de son désir le plus puissant, mais voyant qu’il leur restait peu de temps, elle s’activa pour en remplir une fiole. Dehors le village dormait encore et les ouvriers n’étaient pas arrivés. Kheira accéda alors facilement au mécanisme d’une porte secondaire. Très rapidement, la porte se déverrouilla et ils purent s’enfuir, exaltés, en direction du repaire de Tom.