Il était temps de s’arrêter, de faire un camp pour se réchauffer et dormir. Erwin était fatigué, à bout de forces. Le lendemain, son maître l’attendait à quatre heures de marche, il était trop tard en cette fin de journée d’hiver pour accomplir ce trajet, la nuit allait bientôt tomber. Mais il voulait atteindre le sommet avant de ne plus voir où il posait ses pas.

Le matin de bonne heure, Erwin était sorti de la ville fortifiée par la barbacane Ouest, pour se diriger vers la rivière au fond de la vallée sombre, puis monter sur la montagne affronter son destin.

En débouchant dans la lumière de la place, il avait vécu cette sortie comme une nouvelle naissance, l’occasion de révéler ce qu’il était, de prouver qu’il avait compris l’enseignement de Shaya, son initiatrice. Il devait faire ses preuves, affronter ses peurs, prendre des risques, tirer les leçons de ses expériences et en témoigner.

Il avait d’abord suivi la route, celle que prennent les voyageurs quand ils viennent au marché de la ville fortifiée à l’abri des remparts millénaires. Il savait qu’en haut de la route, le col des Marrous avait été nommé ainsi parce qu’aux époques troublées, des embuscades étaient mises en place pour détrousser les passants isolés. Le mot marrous signifiait voleur en langue ancienne. Les risques avaient pris des visages divers au cours des siècles. On parlait encore de la guerre des Dames, dont les participants se déguisaient en femmes pour se rebeller contre les représentants de l’état qui prétendaient réglementer l’usage ancestral des forêts par les populations qui en avaient besoin pour se chauffer, selon les instructions laissées par les derniers comtes de la région.

Les risques étaient mesurés pour Erwin. Il allait devoir utiliser les exercices de keito pour se protéger en cas de risque. Il communiquerait avec l’esprit des êtres vivants qu’il croiserait sur le chemin. Être humain ou être animal. Il devrait percevoir les sensations des autres êtres non loin de lui, former des images, visualiser les possibilités, prendre des décisions.

En montant après les premiers villages de la route, il avait pris des chemins pour traverser la forêt qui couvrait la vallée comme au Moyen-âge. Autrefois, en été, on appelait cette région « l’enfer vert », tant les feuillus étaient denses. Maintenant, une grande partie du territoire avait été dépecée par les industriels du bois qui avaient laminé de leurs doigts mécanisés de géants les flancs de la montagne pour remplacer les chênes et hêtres séculaires par des bois de rapport rapide. Un usage abusif était fait des publications de papier qui partiraient au pilon au bout de quelques semaines parce que les consommateurs n’auraient pas apprécié assez vite le contenu dispensé dans les livres. La dictature de la rentabilité marchante imposait aux hommes de détruire la forêt primaire pour transformer le terrain, le stériliser, l’asphyxier, le détruire.

Erwin sentait la forêt gémir en marchant sur le chemin. Il traversait une partie où la forêt ancienne avait survécu, un chemin autrefois emprunté par les villageois pour se retrouver le soir à la veillée et écouter les vieilles histoires se transmettre par celles et ceux qui avaient hérité du talent de conteuses ou conteurs. Les histoires se colportaient au fil des voyages. Il réalisa que les arbres lui parlaient et lui montraient les images des temps avant lui, avec la même réalité que lorsqu’un enfant, une femme, un vieil homme lui envoyaient des messages intuitifs par visions ou émotions. Les arbres le guidaient entre les talus de pierres, assemblées au fil des millénaires, trois mille ans au moins, lui semblait-il. Les vieux arbres faisaient corps avec les murets, Erwin ne distinguait plus le minéral du végétal. Les pierres aussi avaient une âme et soutenaient les troncs lourds. Erwin levait les yeux et ne voyait plus le ciel. Quelle était la taille de ces arbres majestueux ? Pour le garde forestier, ils feraient tant de stères de bois de coupe qui rapporteraient tant d’argent. Pour le pneumologue, ils feraient encore tant de mètres cubes d’oxygène, qui longtemps avaient permis aux enfants souffrants d’asthme de venir se refaire une santé. Ce n’était plus le cas maintenant, on méprisait ces solutions sanitaires de bon sens au profit de matériels plus complexifiés qui bénéficiaient surtout aux lobbys financiers.

Erwin se souvenait de tout ce qui avait fait cette région. Il revoyait les établissements préhistoriques où les Romains s’étaient implantés en venant de la via Domitia, où les Visigoths avaient établi leur royaume, puis les Mérovingiens. Il revoyait les derniers siècles, quand le pays avait rejoint l’unité. Ils étaient restés des insoumis au pouvoir central, avec leurs particularismes locaux, en défense de la terre en souffrance, mise à mal par les intérêts de quelques privilégiés.

Erwin avait cheminé d’un bon pas. Il était jeune et en bonne santé. Sa haute taille l’obligeait parfois à se baisser pour passer sous des branches tombées en travers du sentier au cours d’une tempête, qui avaient pris mousse au fil du temps. Il avait noué ses cheveux longs en chignon et devait parfois repousser les mèches qui tombaient sur ses yeux quand une branche le griffait. Les ronces aussi se rapprochaient à certains passages où les chevaux ne passaient plus. C’était une de ces réglementations imbéciles des temps modernes que d’interdire les chemins de randonnées aux chevaux, alors que ces nobles animaux avaient créé les passages depuis quelques siècles. On privilégiait le tourisme vert et on interdisait le passage des animaux  ! L’époque marchait à l’envers.

Mais Erwin marchait sur ses pieds et commençait à sentir la douleur, la fatigue, la lassitude. La pluie s’était mise à tomber, empêchant l’allure allègre qu’il avait pu adopter depuis le matin.

Il s’était assis au bord d’un torrent à l’abri d’un grand chêne avant d’attaquer la dernière montée où il ferait son camp pour la nuit. Il s’était restauré de pain, de saucisson séché à l’air de la montagne, de fromage de brebis à la moisissure noble. Il avait mangé des fruits secs et bu l’eau du torrent après en avoir rempli sa gourde.

Il était reparti affronter la partie la plus difficile du parcours.

Des bruits sourds montaient depuis la route qu’il savait en contrebas. Son cœur battait fort. Les peurs instinctives prenaient le pas sur la raison. Était-ce ami ou ennemi ? Il décida que c’était ami. Il s’agissait d’un ours nouvellement réintroduit dans la forêt. L’ours ne lui voulait pas de mal. Il cherchait à hiverner. Erwin passait. Chacun sa route. Ils se croisèrent et se saluèrent, avant de continuer chacun de leur côté. L’ours descendait, Erwin devait encore monter.

Un peu plus tard, d’autres bruits l’inquiétèrent. Cette fois, il s’agissait d’hommes en bande. Des cris, des rires, des exclamations fusaient en dessous du chemin que suivait Erwin. Il s’arrêta. C’était le moment de faire une pause de keito, de se mettre en méditation et de faire le point.

Quelles peurs pouvait-il rencontrer ? Que risquait-il ?

Le mal, la souffrance, la mort ?

Fallait-il pleurer avant d’avoir mal ?

En respirant profondément, Erwin se dit que non, il ne fallait pas pleurer avant d’avoir mal. Si le danger se manifestait, il ferait face. Il ne le rechercherait pas, mais l’affronterait en toute lucidité. En régulant le rythme de son cœur, il reprit confiance. Il pouvait repartir pour affronter la dernière partie de son étape.

Les arbres qui l’avaient accompagné de leur haute frondaison s’éclaircissaient dans la fin de la montée.

Erwin arrivait au col des Marrous. Aucune embuscade n’était posée. L’espace était vide d’hommes. Erwin débouchait sur une grande esplanade qui devait lui permettre de voir les vallées aux alentours, celle de l’Est dont il venait, celle de l’Ouest, plus sombre, celle du Sud vers laquelle il se dirigerait demain matin pour retrouver Shaya qui l’attendait dans une auberge de Sidhr, la petite ville de la vallée heureuse, celle qui était toujours au soleil. Il venait de traverser celle qui était toujours à l’ombre.

Il allait faire son camp dans un ancien oratoire où, disait-on, avait vécu un ermite dans les temps séculaires. Les bergers y passaient parfois en redescendant les troupeaux des estives.

La nuit tombait, Erwin voyait juste assez clair pour collecter du bois pour faire son feu de camp. Des bûches étaient mises à disposition par les gens qui avaient utilisé l’oratoire. Les gens organisaient spontanément cette solidarité qui pouvait être vitale en temps de neige. L’hyper conscience d’Erwin lui montrait soudain clairement les solutions trouvées par les humains de bonne volonté pour s’entraider. En montagne, les risques vitaux sont grands si la solidarité n’existe pas, on peut mourir si on pratique le «  Chacun pour soi  ». Il voyait l’histoire populaire se dessiner dans sa tête avec la noblesse des gestes simples, ceux qu’on fait pour continuer à vivre, même dans des conditions extrêmes, parce que sinon, on meurt.

Erwin avait appris les gestes de survie et il savait faire du feu par tous les temps. Très vite, les flammes dansèrent devant l’oratoire où il s’était mis à l’abri. Il n’avait pas envie de faire à manger. Il allait jeûner cette dernière nuit avant de retrouver son maître Shaya, dans l’auberge où peut-être à cette heure elle mangeait un civet de sanglier parce que ces animaux avaient prospéré en grand nombre et qu’il fallait les réguler. Shaya ne mangeait que ce qui était nécessaire en viande animale pour combler les carences en protéine d’un régime surtout basé sur les céréales, les légumineuses et les légumes. Mais certaines occasions offraient de la viande de choix élevée naturellement dans la montagne et chassée avec respect par quelques disciples du maître pour une consommation raisonnable.

Mais ce soir, au bout du chemin parcouru depuis le matin dans une montée jusqu’au col, Erwin éprouvait le besoin de purifier son organisme. Il fit chauffer de l’eau et mit des herbes estivales séchées dans son quart pour une tisane. Ce serait sa seule nourriture du soir.

La pluie s’était arrêtée. La lune s’était levée. Erwin monta sur une butte au-dessus de l’oratoire. Il pouvait observer les constellations qui se dessinaient dans la voûte céleste. Il s’allongea. Il fit corps avec la terre. Il ne sentait plus la fatigue de la montée ni la fraîcheur de l’air.

Il fit le bilan de son initiation avec Shaya. Il n’avait pas toujours compris ce qu’elle lui demandait dans les entraînements physiques ou psychiques. Mais soudain, tout était clair. Il était allé au bout de lui-même. Il n’avait peut-être pas toujours été à la hauteur de ce qu’elle attendait de lui, mais il avait été sincère dans sa démarche, il avait cherché à se comprendre et à comprendre les autres.

Le chemin de ce jour lui avait montré l’histoire des populations qui avaient vécu avant lui sur les terres de montagne. Il avait vu les dégâts faits par les hommes quand l’intérêt particulier prime l’intérêt général. Il avait senti battre le cœur des animaux sur le territoire traversé, l’ours qu’il avait croisé, mais aussi les truites du torrent, les vers dans la terre, tout lui avait parlé, dans un bruissement intérieur d’une infinie profondeur. Les arbres lui avaient appris qu’ils seraient encore là pendant des siècles, même si les hommes disparaissaient par la folie d’appât du gain de quelques-uns. Les arbres seraient là, l’oxygène se reconstituerait. Les mousses prospéreraient et là où la mousse prospère, les graines peuvent se poser, les branches d’arbres tomber et se composter, le cycle du vivant se reconstituer naturellement sans intervention humaine.

Erwin voyait la montagne sous la lune. Des animaux s’approchaient. Il entendit des loups s’appeler. L’écho se poursuivait au-delà des monts, jusqu’à la mer, jusqu’aux deux mers. Il était sur le partage des eaux. Là-bas, très loin, la mer initiale et l’océan, Mare Nostrum et l’Atlantide.

Il était arrivé au bout de son chemin. La révélation était là. Il n’achèverait peut-être pas une activité terrestre, mais il était une partie du monde et avait fait ce qu’il devait en travaillant sur lui-même pour le bien-être de tout ce qui vivait sur la planète.

Il attendit un signe pour savoir s’il avait compris le sens de sa marche pédestre et de sa quête intérieure.

Un éclair lui répondit et il sut qu’il était entendu.

Au même instant, dans l’auberge en bas de la route, dans la vallée ensoleillée, Shaya se réveilla et eut la vision de la chute d’une météorite.

Comme le soleil se levait, elle arriva au Col et découvrit ce qui restait d’Erwin.

Les animaux étaient en cercle.

Un cratère s’était creusé devant l’oratoire.

Une source avait jailli à la place de la butte.

Il ne restait d’Erwin que des poussières d’étoiles.

On y vient depuis en pèlerinage pour trouver l’illumination, le questionnement sur son destin, la fusion cosmique avec le grand Tout. On dit même que la terre magnétisée y est guérisseuse comme l’eau qui coule de la source.

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